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Tant que je me souviens...

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16 décembre 2008

Les Comores et le Cameroun

En 1978, il se produisait des choses troubles aux Comores, et il fut décidé d’y envoyer une équipe de quatre ou cinq personnes, dont je faisais partie, pour régler certaines affaires politiques.
Arrivés là-bas, nous découvrîmes, échoué sur une plage de l’île, le célèbre bateau-chalutier breton sur lequel avaient débarqué les mercenaires qui avaient assassiné Ali Soilih.
Un sbire de Bob Denard nous accueillit et nous installa dans des paillotes. Les plages étaient sublimes et je contemplais les très jolies jeunes filles qui se baignaient, quand un gaillard bien bâti vint s’asseoir à côté de moi et me dit : « Si je peux vous donner un conseil, dès que vous voyez une jolie femme, faites demi-tour. Il y a forcément son homme dans les parages. »
Nous discutâmes. Je lui demandai ce qui l’avait amené à s’engager comme mercenaire, et il me répondit : « J’étais médecin, anti-communiste, et au lieu de palabrer sans cesse, eh bien je suis allé me battre.

J’ignore ce que mes compagnons ont pu effectuer comme démarches pour « régler les affaires politiques » en question, mais en ce qui me concerne, je suis resté à l’écart.

Et c’est ainsi que je passai ces quelques jours de rêve sur une île de rêve, puis je rentrai à Paris.

Le président de la république avait un adjoint chargé des affaires africaines.
Comme il trouvait que ma façon de procéder (d’après ce qu’on m’a rapporté) convenait bien au style de Valéry Giscard d’Estaing, il me proposa d’être son propre collaborateur.
Un jour, il me convoqua et m’annonça que nous partions prochainement, ainsi que deux autres personnalités, pour le Cameroun. Mais cette décision fut annulée car, encore une fois, je ne disposais pas des papiers administratifs nécessaires… Ne pas être bachelier posait décidément des problèmes dans l’administration.
Ce fut néanmoins pour moi la Providence, car le petit avion qui a emmené les autres s’est écrasé. Il n’y eut aucun rescapé. Vive l’administration et sa réglementation. On n’a jamais su s’il agissait d’un attentat ou d’un accident.

Je me retrouvai à la même place, mais pas pour longtemps.
On était en pleine époque de l’affaire des diamants, lorsque Giscard avait accepté le cadeau de Bokassa. L’affaire faisait grand bruit pour deux raisons : d’une part, les Français étaient outrés par cet enrichissement personnel du chef de l’État, et d’autre part, la gauche politique s’était emparée de l’événement, les élections présidentielles n’étant pas loin.
C’était donc LE grand sujet.

A SUIVRE...

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25 novembre 2008

Les gorilles du Rwanda

Nous étions en 1978 ou 1979.
De retour à Paris, je m’installai dans un bureau de l’hôtel du ministère de la coopération, en tant qu’attaché de presse.
Au bout de quelques mois, le ministre m’annonça que nous partions en voyage officiel pour un sommet franco-africain à Kigali, au Rwanda.
Nous emmenions sa femme, ainsi qu’un député de Thionville et une poignée de journalistes.
On nous installa dans un grand hôtel confortable et nous attendîmes le président de la République Française.
Le sommet était prévu le surlendemain. Dotée d’un tempérament d’exploratrice, l’épouse du ministre tenait à aller voir les fameux gorilles du Parc National des Volcans – culminant à 4 500 m d’altitude – protégés par Diane Fossey, la célèbre chercheuse éthologue américaine. Elle demanda que l’on organise un transport jusqu’au pied du volcan. Le colonel de l’ambassade de France au Rwanda vint me trouver, affolé. « Mais enfin, monsieur, cette expédition n’est pas de la capacité d’une femme. L’altitude, les dangers… Je vous le déconseille fortement. »
J’allai répéter ses propos à Mme Galley, ce qui la mit très en colère : « Il ne sait pas à qui il a affaire. Je ne suis pas une femmelette, je suis quand même la fille du maréchal Leclerc. »
L’opération fut donc décidée.
Nous partîmes de Kigali, accompagnés du colonel, d’un commandant et d’un capitaine de l’armée française. Seul le député vint, les journalistes étant restés tranquillement à l’hôtel. Le soir, nous arrivâmes dans un campement au pied des volcans. Il y avait quelques maisons de coopérants, où nous fûmes hébergés pour la nuit.
À quatre heures du matin, grand départ.
Mme Galley savait où se trouvait Diane Fossey, et nous grimpâmes pendant environ quatre heures dans une forêt vierge hostile. Au fur et à mesure de l’ascension, les militaires, épuisés, faisaient demi-tour les uns après les autres, et je finis par me retrouver seul avec Mme Galley et le député.
Nous trouvâmes enfin le camp de Diane Fossey, qui avait été prévenue de notre arrivée via les systèmes de communication dont elle disposait. Elle nous accueillit chaleureusement avec ses assistantes et assistants, qui l’aidaient dans ses recherches. Elle nous offrit le thé et nous bavardâmes un moment. Puis, bien sûr, nous allâmes droit au but.
« Pouvez-vous nous aider à voir les gorilles ?
« Oui », répondit-elle « mais à certaines conditions, notamment, dans le cas où l’on se retrouverait nez à nez avec un gorille, il faut s’agenouiller et faire semblant de brouter en poussant des râles de soumission pour bien lui reconnaître sa supériorité de dominant. »
Il est arrivé qu’un jour, un intrus déclarant qu’il n’allait tout de même pas se se soumettre et s’accroupir devant un animal se retrouve plusieurs mètres plus loin avec une morsure à la fesse, en train de gratter la terre frénétiquement, à la mesure de sa frayeur.
Elle nous adjoignit deux guides, un Américain et un Africain, plus deux ou trois autres accompagnateurs. Et nous partîmes – il devait être neuf heures du matin – le pas alerte, impatients de voir ces bêtes rarissimes.

Aux environs de midi, la femme du ministre commença à s’impatienter et à exprimer son mécontentement : nous n’avions toujours aperçu aucun gorille. Le guide africain partit en courant et l’Américain nous expliqua que Diane Fossey l’avait chargé de nous égarer. Ayant pitié de nous, il décida de nous conduire malgré tout vers les fameux animaux. Tout d’un coup, j’entendis des roulements de tambour impressionnants. Ce son inattendu dans cet environnement sauvage était en réalité produit par les gorilles se frappant le torse. Une terreur nous envahit, mes compagnons et moi, car nous ne nous attendions pas à quelque chose d’aussi spectaculaire. Nous appliquâmes sans difficulté aucune les consignes de Diane Fossey et nous retrouvâmes tous les trois à quatre pattes en train de faire semblant de brouter. Deux ou trois gorilles s’approchèrent, nous fixèrent un très long moment du haut de leurs deux mètres, puis allèrent gambader ailleurs en nous ignorant.
Alors que nous étions accroupis, nous aperçûmes tout à coup une femelle accroupie comme nous qui nous dévisageait, son bébé dans les bras, tout près de nous. Elle ne bougeait pas, ne réagissait pas à notre présence. Nous sommes restés ainsi de longues minutes. Ne sachant que faire, nous avons fini par partir à reculons, discrètement, pour ne pas l’inquiéter.
Depuis quelque temps déjà, nous avions remarqué des avions qui nous recherchaient ; il faut dire que notre petite balade était censée durer quelques heures. Mais Mme Galley était déterminée à ne pas revenir sans avoir vu les gorilles.
Il était quatre heures de l’après-midi.
À Kigali, l’inquiétude devait monter. Nous redescendîmes au pas de course.
Nous rentrâmes à temps pour le sommet. Là, je fus attrapé par le ministre, qui me prit à part et me dit : « On est vraiment copains, Alain. Des avions vous recherchent depuis quatorze heures. La version officielle, c’est que vous vous êtes perdus, car je connais ma femme : elle s’est obstinée à les trouver, ces gorilles…
Une autre anecdote me revient :
Le ministre était un passionné de papillons.
Dans le hall de l’hôtel, ayant aperçu un papillon posé presque au plafond, il me dit : « Alain, trouvez-moi une échelle. » Ce que je fis. De son côté, il s’était procuré un bocal contenant du chloroforme. Il était cocasse de voir ce ministre français haut perché sur une échelle (très longue, je dois préciser) dans le hall de ce grand hôtel bourré d’hommes politiques, de journalistes et de représentants de l’ordre, attraper ce simple lépidoptère. Lorsqu’il fut redescendu, il me dit : « C’est pour ma collection. » Cela paraissait évident.

11 novembre 2008

Tchad 3

Le gouvernement d’union nationale n’avait pas tenu très longtemps et Hissein Habré avait posté ses troupes non loin du centre de N’djamena.

Le président Malloum m’envoya à Paris pour demander au gouvernement français quel serait son comportement au cas où il se trouverait agressé. Le ministre répondit que si le gouvernement légitime tchadien était agressé, la France le défendrait. Lorsque j’appris cette nouvelle au président, il l’interpréta à sa façon et pensa que la France serait à ses côtés même si c’était lui l’agresseur. Il déclencha donc les hostilités contre Hissein Habré, ce qui provoqua une guerre civile entre les gens du sud et les gens du nord. Les rôle des miltaires français, au départ, se bornait à protéger les ressortissants français.

Entretemps, je m’étais installé dans une maison, dans N’Djamena. Un jour, il arriva un incident comique. Je recevais une amie venue de Paris. Un soir, elle rentra et demanda à mon gardien : « Où est Monsieur ? ». Il répondit : « Hommes venir prendre Monsieur avec mitraillettes et emmener dans camion. »
Aussitôt, affolée et passablement hystérique, elle appela l’ambassadeur, qui se trouvait dans une soirée, pour lui rapporter l’événement. L’ambassadeur fut lui aussi vite persuadé qu’il s’agissait d’un enlèvement et alerta les services spécialisés pour me retrouver.
Peu après, un voisin la rassura en lui expliquant que j’étais en fait à la Présidence (les gens du pays appelaient les voitures des camions). Immédiatement, elle décrocha le téléphone, appela la Présidence et demanda à me parler. J’étais en rendez-vous avec le président, qui décrocha, écouta et me tendit le téléphone : « C’est pour vous. ». Je m’excusai d’être ainsi appelé dans son propre bureau, et dès qu’elle entendit ma voix, mon amie m’abreuva de reproches, qui évidemment s’entendaient dans la pièce. J’essayai de lui expliquer que tout cela n’était pas grave mais cela ne servait qu’à faire redoubler ses doléances. Le contrecoup de la peur.
Plus tard, j’arrivai à la soirée de l’ambassadeur, un grand sourire aux lèvres. Il se précipita sur moi et me demanda des explications. Je lui expliquai le malentendu. Lui ne souriait pas du tout. « Vous direz à votre petite amie que la prochaine fois, elle ait les nerfs plus solides », me déclara-t-il.

Au moment où les hostilités démarrèrent, je rentrais chez moi en voiture et j’étais stupéfait de voir des corps tomber sur la grande place que je traversais. Je conduisis donc allongé sur le siège avant en essayant de jeter quelques coups d’œil de temps en temps sur la route. Ça tirait de toutes parts. J’arrivai sain et sauf, et retrouvai deux journalistes et l’amie en question. Nous avions l’impression d’être sous un sinistre feu d’artifice du 14 juillet. Les deux parties étant super-armées, l’une par la France, l’autre par la Lybie, le feu était incessant et alimenté notamment par des canons qui causaient de gros dégâts. Nous étions bloqués dans cette maison, sans électricité, et devions passer à quatre pattes sous les fenêtres pour éviter les projectiles. Je me souviens même avoir dormi une nuit sous le lit. Cela dura près d’une semaine avant de se calmer.
J’enterrai mes armes dans le jardin ainsi que divers papiers pour éviter de montrer à d’éventuels visiteurs qui j’étais précisément.

Dans les faubourgs de N’Djamena, étaient bloqués des coopérants français, privés d’eau et d’électricité. À quelques-uns, nous décidâmes d’aller à leur secours. Nous partîmes avec des Jeep pour les récupérer. J’avais un copain qui était un grand chasseur d’éléphants. Sur un mur de sa maison, une grande affiche représentait des éléphants pris de face. La première fois que je l’avais vue, je lui avais dit : « ce doit être terriblement impressionnant de tirer sur un animal pareil, surtout si tu le rates. » « La meilleure façon, c’est de le toucher là », m’avait-il répondu en désignant le front de l’animal avec son doigt. Ce jour-là, il reçut une balle en plein front, précisément à l’endroit qu’il m’avait montré sur l’éléphant.

Tous les étrangers, français et autres, fuyait vers l’aéroport militaire, où des Transall, avions de transport militaire, avaient pour mission de les rapatrier dans leurs pays.
Nous avions installé, avec le personnel de l’ambassade, des tables de contrôle d’identité, et les avions décollaient les uns après les autres. La panique était grande.

Nous, les quelques-uns qui avions décidé de rester pour aider les évacuations, n’étions pas loin de penser que ces cooopérants qui avaient bien profité du Tchad se sauvaient bien vite.

Je fus, avec les derniers, rapatrié en Transall pour Paris.

28 octobre 2008

Tchad 2

Le commandant responsable des services secrets de l’armée française me proposa un jour de l’accompagner dans un Puma (hélicoptère de combat) pour visiter un camp de légionnaires situé à la ligne de démarcation.
Nous partîmes donc équipés de casques et survolâmes les éléphants et divers animaux. Les portes de côté étaient ouvertes, et une grosse mitrailleuse prête à intervenir. Ambiance.
Soudain le pilote nous annonça qu’une des pales de l’hélicoptère était en train de se fendre. Il s’en était rendu compte car son tableau de bord lui signalait qu’elle n’était plus étanche. Nous réussîmes quand même à atterrir dans le camp et on nous apprit qu’il fallait attendre deux jours la livraison d’une nouvelle pale.
Le commandant me présenta aux officiers. Il faisait une chaleur étouffante.
On m’indiqua ma tente, que je partageais avec un légionnaire. Moi qui avais échappé au service militaire…
On m’expliqua qu’il ne fallait pas trop s’exposer de peur de se faire tuer par les membres du Frolinat.
Tout d’un coup je déclenchai l’hilarité générale parce qu’une espèce de gros insecte s’était mis à tourner autour de moi sans relâche. Mes gesticulations grotesques m’auraient fait passer pour un fou.
Le soir, je me fourrai sous ma moustiquaire et essayai de m’endormir. Je vis entrer mon compagnon de tente qui alluma une bougie dans une soucoupe en fer, sans rien dire, et se mit à écrire. On se serait cru dans Pépé le Moko. Je mis un temps fou à trouver le sommeil.
Au bout de deux jours, la pale arriva, nous repartîmes et rentrâmes à N’Djamena.
À la suite de cela, j’eus la surprise de recevoir un certificat du Ministère des Armées attestant que je m’étais bien comporté durant cette périlleuse expédition.

Une de mes missions principales consistait à remettre en route la radio tchadienne, qui était assez dégradée. Le matériel était détérioré. En face de nous, la radio lybienne émettait clairement et, bien entendu, nous stigmatisait.
La France émettait, elle, par Radio France International des émissions de mauvaise qualité technique, et en plus nous donnait ici, au cœur de l’Afrique, l’état des embouteillages sur le périphérique parisien, la météo française, bref tout ce qui ne passionnait personne.
Il y avait aussi comme radio, extrêmement puissante et claire, Radio Moscou (spéciale Afrique) qui, en langue française parfaite, nous arrosait de tous les méfaits du monde, nous les méchants colonialistes impérialistes esclavagistes…
Donc Radio N’Djamena était quasiment muette.
Je roulais le soir avec mon transistor de voiture pour voir jusqu’où on captait Radio N’Djamena. Un soir, sans m’en rendre compte, j’entrai très vite dans une zone militaire qui gardait les réserves d’essence. Je fus cerné par des militaires qui braquèrent tous leur fusil sur mon visage. Bien sûr, je m’étais arrêté et j’attendais la fin.
Voyant à la lumière de leurs torches que j’étais blanc, ils me demandèrent ce que je faisais là, et je sortis mes papiers officiels de conseiller du président. Cela les calma et ils me firent simplement quitter les lieux. J’eus quelques suées.

Ayant à peu près cerné la zone d’écoute de Radio N’Djamena, je sollicitai auprès du ministère de la coopération des moyens pour équiper de neuf la radio. Je demandai au directeur de la radio tchadienne de quoi il avait besoin. Il suggéra énormément de choses, notamment toutes les encyclopédies françaises existantes, du matériel de prise de son, et deux Quatrelle. Les Quatrelle avaient disparu le lendemain dans la brousse, mais le matériel d’émission, lui, était bien sous clef.

Ainsi, Radio N’Djamena reprit du service et fut même mentionnée par l’AFP, ce qui enchanta mon ministre français.

13 octobre 2008

Tchad 1

Je devais être contacté par les gens de l’Administration pour officialiser mon poste.
Mais rien ne venait.
Je restais donc chez Raymonde, et j’attendais.
Mes amis me disaient : « Mais tu rêves, mon pauvre garçon, pourquoi veux-tu qu’un ministre qui a le choix entre tous les énarques et autres professionnels de la politique te prenne dans son cabinet, toi qui n’as même pas ton bac ? Tu sais, ces gens-là disent n’importe quoi. »
Mais moi, je tenais bon. J’étais persuadé que le ministre de la Coopération avait été sincère et que tout cela était dû à la lenteur bien connue de l’Administration.

Au bout d’une quinzaine de jours, je lui écrivis une lettre, où je lui exprimais mon étonnement face à ce silence, et concluais : « J’ai dû faire quelque chose qui ne vous a pas plu, monsieur le ministre, mais j’aimerais au moins savoir quoi. »

Le surlendemain, j’étais dans son bureau. Dès qu’il avait reçu la lettre, il m’avait fait appeler. Il se montra navré qu’on m’ait laissé ainsi sans nouvelles.
Mais lui, en avait une bonne à m’annoncer :
« Je viens de voir le président de la République, il m’a demandé d’envoyer un conseiller de haut niveau, j’insiste bien sur ces propos, de haut niveau, pour assister le président de la République du Tchad qui, comme vous le savez (je n’en savais rien du tout) est au bord de la guerre civile avec Hissein Habré. Sur nos instances, le président Félix Malloum et Hissein Habré ont créé un gouvernement d’union nationale dans lequel Hissein Habré, comme vous le savez, est premier ministre. »

Hissein Habré était le chef rebelle du Frolinat, Front de libération nationale du Tchad, et « tenait » toute la partie nord du Tchad avec ses troupes d’hommes du désert. De rebelle, il en avait l’allure avec son turban, sa cartouchière croisée sur la poitrine et ses lunettes de soleil réfléchissantes.
Au sud d’une ligne de démarcation qui coupait à peu près le Tchad en deux, était la zone verte du pays où se situait N’Djamena, la capitale, siège de la présidence de la république.
Les forces d’Hissein Habré étaient soutenues par les Lybiens frontaliers, qui leur fournissaient assistance militaire et armes pour envahir le sud du Tchad et nous jeter dehors par la même occasion.
Mais une forte présence militaire française installée au sud bloquait cette ligne de démarcation et empêchait toute invasion.

Tout cela venait du fait qu’au dix-neuvième siècle, quand les responsables politiques français ont décidé de créer les frontières du Tchad, ils pensaient naïvement qu’en associant une région verte avec une région désertique, la région verte florissante nourrirait la région du nord avec bienveillance. En fait, ces mêmes politiques ont favorisé l’éducation et l’enseignement des habitants du sud pour en faire des dirigeants du pays. Malheureusement, les administrateurs et responsables de toutes sortes qui sont sortis de nos écoles et nos universités sont allés plutôt racketter le nord que l’alimenter. D’où cette rébellion bien installée.

La ligne de démarcation était bordée de camps de légionnaires français qui empêchaient toute invasion pédestre, mais les chasseurs français, en contact direct avec le président Valéry Giscard d’Estaing – qui prenait l’Afrique très au sérieux – avaient mission de tirer sur toute troupe la franchissant.

Avant de partir pour cette mission à durée indéterminée, il fallait qu’on me fournisse un ordre de mission et des billets d’avion. Ma grosse Samsonite était prête, d’ailleurs je ne l’avais pas vraiment déballée chez ma mère, hormis pour tout laver. En fait, elle me servait de placard pour mes affaires de Djibouti.
Au bout de deux jours, j’allai au Ministère voir un peu où en étaient ces formalités. Je tombai sur le ministre, qui s’écria : « Qu’est-ce que vous foutez là ? » Je pensai immédiatement que j’étais viré, jusqu’à ce qu’il ajoute : « Je viens de voir le président de la République ce matin, et je lui ai dit que vous étiez parti. »
« Mais monsieur le ministre, je n’ai pas reçu mon ordre de mission. » « Quoi ? J’ai pourtant donné des instructions. Venez avec moi. »
Nous allâmes dans son bureau, il prit le téléphone, appela le directeur du personnel du Ministère, et demanda : « Comment se fait-il que monsieur A. C. n’ait pas encore reçu son ordre de mission pour le Tchad ? » Son interlocuteur lui répondit : « Ce monsieur n’a pas son bac. »
- Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute, c’est en plus un ordre du président de la République.
- Désolé, monsieur le ministre, je ne peux pas satisfaire votre demande, car ce monsieur n’a pas son bac. Il faut que vous rédigiez un décret pour me dédouaner.
Le ministre raccrocha, furieux, et dicta un décret, ou un arrêté, je ne sais plus, à quelqu’un. Puis il se tourna vers moi, et soupira : « Vous voyez, A., le ministre ne fait pas la loi dans son propre ministère. »

À la suite de cela, je partis rapidement. Ma pauvre mère resta seule, ne comprenant rien à cette vie de danger, elle qui rêvait pour moi d’un poste à la SNCF…

Le ministre m’avait rédigé une lettre pour le président tchadien lui annonçant mon arrivée et le rôle que je devais jouer, à savoir conseil et assistance. Comme j’étais imposé, je fus reçu par les autorités tchadiennes avec politesse, mais distance frisant la désapprobation. J’étais plutôt mal à l’aise. Heureusement, le général commandant les troupes françaises, ainsi que l’ambassadeur, m’accueillirent, eux, avec soulagement.
J’étais plutôt gêné, car ces deux personnages importants comptaient sur moi alors qu’une fois encore, je ne connaissais absolument rien à la politique locale et ne savais surtout pas ce que j’avais à faire.
Nous décidâmes d’une réunion chaque matin à l’Ambassade de France pour nous tenir au courant des potins militaires et politiques de nos amis tchadiens.
Je fus installé dans un très bel hôtel au bord du fleuve Chari, et me rendais chaque jour au palais présidentiel, dans l’ancien quartier du gouverneur français à l’époque de la colonie, quartier entièrement occupé dorénavant par la garde du président composée de chars, d’auto-mitrailleuses et de nombreuses troupes. Pour y accéder, il fallait s’arrêter trente mètres avant la barrière de contrôle. Un jour, un Français n’ayant pas vu le panneau Stop est allé directement à la barrière. Il s’est fait tuer. Évidemment, nous étions respectueux de cette réglementation. Le planton venait avec méfiance regarder l’intérieur de la voiture, et une fois qu’on avait montré patte blanche, il nous laissait entrer.

On m’avait installé dans un bureau à côté de celui du président, mais qui ne m’appelait jamais et ne me demandait jamais rien. Donc je ne faisais rien. En revanche, Hissein Habré, le premier ministre, voyait un certain intérêt à ce qu’on échange des idées. Et je me retrouvai finalement conseiller de son ministre de l’information, un homme intelligent avec qui je passais de bons moments.

L’ambiance générale était très tendue, parce que cette alliance entre des ennemis de toujours ne fonctionnait pas bien.
Le général français m’avait proposé la collaboration d’un de ses adjoints, un commandant responsable du Deuxième Bureau. Homme brillant et sympathique avec qui j’arrivai finalement, enfin, à travailler. Il m’avait fourni un fusil mitrailleur et un pistolet 9 mm égyptien, et m’emmenait à l’entraînement de tir régulièrement. C’est plutôt amusant de tirer sur des cibles, mais là j’étais dans un contexte de guerre et cela me faisait beaucoup moins rire, et me terrifiait même pas mal. J’imaginais avec angoisse le jour où je serais censé devoir m’en servir.

Je me souviens d’un matin où, pour me rendre au palais, je fus obligé de passer à travers une haie de combattants d’Hissein Habré, mitraillette au poing, qui étaient là à cause d’un conseil des ministres se déroulant à l’intérieur du palais. Difficile d’être détendu en songeant que l’un de ces guerriers pouvait appuyer sur la détente et vous transformer en chair à pâtée.
La situation d’alliance fragile ne dura naturellement pas longtemps et tout dégénéra…

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30 septembre 2008

Retour en France

Je n’étais pas mécontent de retrouver la France, sa sécurité, son climat et mes amis. Je suis allé m’installer chez ma mère, Raymonde, qui avait toujours une place sur son canapé pour moi, et probablement une assiette bien remplie de poisson au court-bouillon et de carottes bouillies. Pour éviter cette épreuve, je l’ai emmenée manger des fruits de mer avec mon copain Pierre Briant qui m’attendait à l’aéroport. Le lendemain matin, assis sur le canapé, je réfléchissais à mon avenir immédiat. En effet, Djibouti étant devenu autonome, la France ne me considérait pas comme un fonctionnaire et n’avait aucun compte à me rendre. Je n’étais donc même pas au chômage. À onze heures du soir (après le poisson au court-bouillon), le téléphone sonna. Il s’agissait de l’attachée de presse du ministre de la coopération, Robert Galley, que j’avais rencontrée sur le bateau le fameux jour où il souhaitait faire de la plongée. Elle me dit : « Pouvez-vous être demain matin à huit heures dans le bureau du ministre ? » J’étais suffoqué. Bien entendu, j’acquiesçai. Je fus introduit dans le bureau du ministre à huit heures tapantes. Il me reçut chaleureusement avec une poignée de mains en m’appelant par mon prénom, et me déclara : « Je me souviens très bien de vous, quand vous m’avez fait remettre mon masque de plongée à l’endroit. J’ai appris que vous étiez rentré de Djibouti. Savez-vous écrire ? » Imaginez ma surprise. Qu’est-ce que cela voulait bien dire ? Je répondis timidement oui, et le ministre me dit : « C’est parfait, voulez-vous partir à Troyes vous occuper de ma campagne électorale pour les élections législatives ? Car en effet, la coordination ne se passe pas très bien là-bas et j'ai besoin de quelqu'un, or, il est interdit d'envoyer du personnel du ministère pour une campagne électorale." J’étais de plus en plus dérouté, car moi qui n’avais même pas mon bac, je me retrouvais devant un ministre qui me proposait une mission pour laquelle je n’avais aucune expérience, dont je n’avais aucune notion. Je me hasardai tout de même à demander quelle serait ma fonction exacte. Je savais quand même qu’il était député-maire de la ville. « Organiser la communication, vous occuper de l’affichage, préparer mes discours. » L’aubaine était trop bonne. J’acceptai. Je me retrouvai à Troyes, dans un hôtel, accueilli par des responsables municipaux dont certains étaient à ma disposition. Pour bien prendre les choses en main, je me dis qu’il fallait savoir coller des affiches aussi bien, sinon mieux, que les bénévoles qui s’y étaient proposés. Alors j’allai chez un colleur d’affiches qui m’apprit à coller avec un grand balai des affiches de 4 m sur 3. Le chef doit savoir coller. J’organisai donc des campagnes d’affichage, avec les quelques incidents inévitables propres à ce type d’opération. Là où les choses se sont un peu corsées, c’est quand le ministre est arrivé à Troyes pour ses tournées électorales, ses discours et des articles à publier dans la presse. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé dans quelle galère je m’étais embarqué. Tous les hommes publics font préparer leurs discours par des conseillers, mais qui eux, viennent de l’ENA ou de Sciences Po et pas d’une boîte de jazz. Je dois dire que je n’y connaissais absolument rien en politique et que, écrire pour un ministre constituait un acte d’inconscience absurde et voué à l’échec. Le ministre me dit : « Écrivez-moi un texte d’une page pour le journal local, sur la folie que demandent les socialistes, le smig à 600 F. » Ce qui pour l’époque représentait une somme importante. Trop apparemment pour la majorité. Et me voilà, dans ma chambre d’hôtel, avec un stylo et une feuille de papier. Je devais donc expliquer que le smig à 600 F ruinerait la France. Donc, j’expliquai que le smig à 600 F allait ruiner la France. Je m’inspirai certainement d’autres articles parus dans d’autres journaux, mais je ne pouvais pas non plus plagier ouvertement des textes déjà lus par « mon » ministre. Bref, l’article fut très bien accueilli, et je fus félicité. J’en écrivis d’autres, pour des discours, sur d’autres thèmes, avec là encore les compliments du ministre. Il fut réélu au premier tour. Il me félicita chaudement, et bien entendu, dans ces cas-là, on est considéré comme un peu responsable de la victoire. Il me proposa donc de rentrer à son cabinet, à Paris, au Ministère de la Coopération, pour remplacer son attachée de presse qui partait en congé-maternité. Là encore, je fus estomaqué. Bien entendu, j’acceptai avec enthousiasme.
30 septembre 2008

Djibouti8

Les fêtes de l’indépendance se sont donc déroulées sans une goutte de sang, au grand dam des journalistes et de leur rédaction. Mais pour moi et tous ceux qui étaient chargés de l’organisation, c’était un grand soulagement. La suite se passa tout tranquillement, avec toujours une menace d’attentat qui planait venant d’Éthiophie. De plus, la guerre de l’Ogaden nous occupait pas mal, surtout à cause des nombreux camps de réfugiés qui s’étaient installés à la frontière avec la Somalie. La guerre de l’Ogaden affrontait l’Ethiopie et la Somalie, chacune ayant évidemment des visées sur Djibouti. Nous essayions donc de participer le plus possible à l’approvisionnement de ces camps, en plus de notre travail. Les journalistes étaient beaucoup moins nombreux, mais cette guerre ravivait leur intérêt, naturellement ; Djibouti était leur point de chute et moi leur interlocuteur. Ils voulaient avoir des informations sur la situation politique et militaire de la région et surtout des laisser-passer pour se rendre dans ces régions où la circulation était réglementée. Sinon la vie à Djibouti était plutôt calme. Nous partions le week-end en bateau de l’autre côté du golfe dans les villes de Tadjoura et d’Obock, petits ports encore équipés de bâtiments en dur (restaurants, maisons) assez chics, mais désertés après avoir connu leur heure de gloire. Il y avait un désert, le Grand Bara, une immensité de trente kilomètres de large entourée de hautes montagnes, avec comme seul repère marquant la piste des galets plus ou moins parsemés. Ce désert était très peu fréquenté et quand on se trouvait en plein milieu dans sa voiture, on avait un peu le vertige, en espérant ne pas tomber en panne. Si j’en parle, c’est qu’il s’est produit un accident incroyable, qui arriva au père d’un de mes amis. Il roulait avec sa Jeep vers la Somalie – normalement. Une autre voiture se dirigeait en sens inverse, arrivant de très loin. On localisait facilement un véhicule à son nuage de poussière. Ils avaient donc une trentaine de kilomètres de large pour se croiser, mais au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient, leur repère devenait la voiture d’en face, et chacun des deux conducteurs se disait qu’au dernier moment, il allait s’écarter, et l’autre aussi… sauf qu’au dernier moment, ils se sont rentré dedans de plein fouet et le père de mon ami a été tué par cette collision. Stupéfiant. Depuis l’indépendance, on avait nommé un patron de l’information djiboutien dont j’étais logiquement devenu le conseiller. Je m’entendais bien avec lui. Ma tâche essentielle était de lui présenter les journalistes que je connaissais. Tous les postes administratifs de ce type ont été occupés par des Djiboutiens, et les anciens titulaires français sont devenus leurs conseillers. Il y eut un jour un autre attentat sanglant à la terrasse d’un restaurant, à la grenade remplie de morceaux de plastique, de façon à ce que les éclats ne soient pas détectables lorsqu’on prenait des radios des blessés. Le directeur du restaurant, qui était un ami, est mort pendant son transfert à Paris, ainsi que de nombreux militaires venus dîner là. Une chasse infernale a été lancée par les autorités pour trouver les auteurs de cet attentat. Certains furent arrêtés, et sur des listes, on a découvert mon nom : je devais leur servir d'otage pour réclamer le départ des troupes françaises. Tout cela venait, bien entendu, encore de l’Éthiopie conseillée par les communistes de l’Est et les Cubains. L’ambassadeur de France m’a dit qu’il était inutile de jouer avec le feu et m’a conseillé de rentrer en France.
5 février 2008

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La date de l’indépendance avait été fixée au 27 juin 1977.

L’effervescence grandissait tant auprès des responsables officiels que de la population et, bien sûr, de la presse internationale. Il faut rappeler que cette indépendance avait valeur de symbole car le Territoire Français des Afars et des Issas restait le seul endroit d’Afrique non indépendant.

Nous étions donc trois parachutés de Paris pour organiser l’événement : un conseiller diplomatique du Quai d’Orsay, un conseiller du ministère de la Coopération pour faire passer le relais des commandes aux Djiboutiens, assistés par des coopérants et moi. Il y avait bien sûr aussi les conseillers djiboutiens du président, dont un conseiller diplomatique, mon ami Shaker.

Nous ne chômions pas et improvisions à tout bout de champ car aucun d’entre nous n’avait vécu cette expérience exceptionnelle.

Cérémonies officielles, fêtes et détails à régler en tout genre nous submergeaient.

Il fallait penser à l’accueil et à l’installation des deux ministres français, de la Coopération et des Dom-Tom, des délégations étrangères venant de partout, d’Afrique et du Moyen Orient, et de la meute de journalistes avides d’attentats.

Tant bien que mal, cela se mettait en place, non sans bonne humeur malgré tout, car mes amis étaient philosophes et pleins d’humour.

Au fur et à mesure que la date approchait, une certaine tension montait, mais plus par souci d’oublier quelque chose que par crainte d’événements tragiques venant de l’extérieur, qui n’étaient toutefois pas exclus.

Lorsque les délégations commencèrent à arriver, il fallait bien veiller à tout, leur bonne installation, les rendez-vous avec le futur président…

Une délégation des Emirats avait été installée dans le seul hôtel digne de ce nom, moderne et climatisé.

Le jour même de leur arrivée, un méchoui avait été organisé. Pour donner un coup de main, j’installai moi-même les boissons alcoolisées sur les tables, pour les Européens. Mon ami Shaker intervint, paniqué, pour me dire qu’il fallait impérativement retirer toute présence d’alcool pour ne pas choquer, voire scandaliser la délégation invitée.

Tout se passa bien à coup de Coca, jus de fruits et eau minérale.

Au vu de tout cela, j’eus une illumination : je songeai soudain aux minibars de l’hôtel remplis de mignonnettes de whisky, cognac et autres boissons indésirables.

Je me rendis à la réception et demandai au patron de l’hôtel de retirer des minibars tout ce qui pouvait choquer nos invités.

Le lendemain, le même patron me raconta que les membres de la délégation s’étaient violemment plaints de la pauvreté de choix de boissons dans leurs minibars. Il avait donc dû les réapprovisionner.

Les cérémonies de l’Indépendance eurent lieu sans incident et, pendant un jour ou deux, tout se déroula comme prévu, festivités, passation des pouvoirs aux Djiboutiens dans chaque service de l’administration, etc.

Robert Galley, le ministre de la Coopération, était accompagné d’une attachée de presse, également conseiller technique, qui vint me voir pour me demander s’il était possible d’emmener le ministre en mer pour une partie de plongée sous-marine.

Comme je disposais de la vedette du président et de son équipage, l’expédition fut vite organisée et nous voilà partis au large.

En fait de plongée sous-marine, il s’agissait d’observer les fonds marins avec tuba, masque et palmes. Il est vrai que l’eau est si transparente qu’il n’était pas nécessaire de plonger pour admirer la faune multicolore.

Le ministre chaussa ses palmes, prit son tuba qu’il fit passer dans la lanière de son masque et s’engagea sur l’échelle du bateau. A ce moment-là, je me rendis compte qu’il avait mis son masque à l’envers et que l’encoche du nez était sur le front. Je le lui fis vite remarquer et, en me remerciant, il retourna donc son masque et descendit explorer les magnifiques fonds marins.

Je ne pouvais savoir, alors, que cet événement anodin allait être déterminant et décider de ma vie pour les années à venir.

 

27 novembre 2007

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L’indépendance du TFAI approchait. Proclamée par référendum le 8 mai, elle était programmée pour le 27 juin de cette année 1977.

Le futur président de la République de Djibouti, Hassan Gouled Aptidon chef du parti majoritaire, s’était, entre ces deux dates, totalement investi dans l’organisation du nouvel Etat.

Il avait décidé de me garder auprès de lui comme conseiller à la presse et à l’information.

C’est ainsi qu’il me convoqua dans son bureau pour me charger de plusieurs missions.

Je devais me rendre à Paris pour faire fabriquer les futurs drapeaux, commander à l’Imprimerie Nationale les passeports des futurs Djiboutiens, les uniformes de l’armée, le feu d’artifice des fêtes de l’Indépendance… Missions très éloignées de ma fonction mais il avait dû penser que j’étais l’homme de la situation pour ce type de démarche.

Il me donna ses instructions. Il prit un cahier d’écolier, sortit des crayons de couleur et dessina soigneusement le futur drapeau tout en me commentant ce que représentait chaque couleur : le vert : l’espérance, le bleu : la mer et l’étoile rouge « le sang de nos martyrs ».

J’étais fasciné et ému par ce que je voyais. Ce grand homme âgé, futur chef d’Etat, dessinant comme un écolier son drapeau sur une feuille quadrillée de cahier à spirale. On aurait dit un des dessins que mon fils m’envoyait pour mon anniversaire.

Il arracha la feuille que je rangeai soigneusement dans mon classeur : Indépendance.

Je réalise maintenant que j’avais assisté à la création du symbole majeur d’un pays : son drapeau.

Puis, je me retrouvai devant un styliste, talentueux dessinateur qui, lui, me montra ses projets de dessins de l’uniforme. Il n’avait pas le profil du styliste raffiné tel que je me le représentais car il était le commandant de la Compagnie de CRS. Je l’avais déjà rencontré et j’étais loin, à l’époque, de l’imaginer le crayon à la main.

Je m’envolai donc pour Paris avec, en tête, une multitude de questions dont la principale était : « à qui vais-je donc m’adresser pour tout ça ? ».

Après 6 mois d’éloignement, j’étais fou de joie de retrouver mon pays, de revoir ma famille et mes amis. Depuis le car d’Air France qui m’emmena jusqu’aux Invalides je voyais de l’herbe, des champs entiers d’herbe, de la verdure ! J’avais envie de demander au chauffeur de s’arrêter et d’aller me rouler dedans mais je n’étais pas venu ici pour me retrouver dans un asile.

Après les joyeuses retrouvailles, qui ont d’ailleurs duré tout mon séjour, je partis à la recherche de mes fournisseurs de drapeaux, de costumes militaires, de passeports et de feux d’artifice.

Je découvris, avec surprise et soulagement, qu’il existait des spécialistes dans tous ces domaines, des gens qui ne faisaient que ça, à longueur d’année.

Pour les drapeaux, je contactai un fabricant de tissus dans le Nord conseillé par mes amis Lillois. Je m’y rendis donc et après les joyeuses retrouvailles je me retrouvai dans une usine gigantesque remplie d’énormes machines, des métiers à tisser qui débitaient, dans un bruit infernal, des kilomètres de tissus. Pour ces gens mon problème était simple car ils fournissaient déjà quantité d’Etats.

Devant la réaction mi-amusée mi-inquiète à la vue de mon dessin colorié par le président, j’en expliquai vite l’historique. A la question : « Combien et quelles dimensions ? » je restai sans voix. Je n’avais absolument pas pensé à ce détail ; je l’avouai. Ces gens n’avaient sûrement jamais vu un tel client et auraient bien pu penser qu’il s’agissait d’un canular. Mais peut être en avaient-ils vu d’autres et, certainement grâce à ma recommandation, ils me prirent quand même au sérieux ; du moins eurent-ils la délicatesse de m’en donner l’impression.

Conseillé par eux, je commandai donc une multitude de drapeaux, un gigantesque pour la présidence, de moins grands pour les ministères et les administrations, des fanions pour les ailes des voitures officielles et plein de petits drapeaux destinés à être agités par les enfants lors des fêtes et diverses manifestations publiques.

J’étais très satisfait d’avoir rempli la première partie de ma mission.

Ensuite ce furent les costumes. Il existe bien un fabricant de costumes militaires. Je me rendis donc dans un magasin rempli de mannequins d’autrefois, sans têtes, habillés d’uniformes de toutes sortes. Il y en avait qui ressemblaient à celui du général Alcazar dans Tintin, tellement riche que je me demandai s’il n’était pas destiné à une quelconque opérette.

Là aussi je sortis le dessin, mais aux allures plus professionnelles.

A la question : « Quelles tailles ? » je restai une fois de plus sans voix. Mais là encore ces professionnels connaissaient déjà

la réponse. La

morphologie des habitants de cette région n’était pas un secret pour eux. Concernant la quantité, je savais.

Pour les passeports, à l’imprimerie nationale, ce fut une formalité. J’avais un croquis de la couverture, le reste c’était la routine.

Enfin je me rendis chez Ruggieri, le spécialiste incontournable du feu d’artifice :

« Bonjour, je voudrais commander un feu d’artifice pour l’indépendance d’un pays… »

En prononçant ces mots, je m’attendis à une réaction. Hilarité, incrédulité, animosité… Pas du tout :

« Bien Monsieur, quel pays ? »

« Djibouti »

«  Quel type de feu ? »

« Je ne sais pas, c’est la première fois… »

Ils me sortirent un grand catalogue rempli de magnifiques photos de feux d’artifices plus beaux les uns que les autres. A la fin je me paniquai, pensant que c’était à moi de choisir chaque fusée, chaque composition. Voyant mon embarras, le vendeur me mit à l’aise :

« Bien, quel est votre budget ? »

Je le lui dis.

« Parfait, je peux vous proposer ce kit, ou celui-là… »

Tout en me montrant des photos, il me citait des villes ou des événements références avec la durée de chaque feu ainsi que de multiples détails sur leur composition. J’étais rassuré, la plupart m’évoquaient de grands et beaux feux du 14 juillet dignes de l’indépendance de Djibouti.

J’en choisis donc un en posant la question stupide, comme quand on demande à un vendeur de costumes si celui que vous êtes en train d’essayer vous va ou non…

« Vous pensez que ce sera bien ? »

Devant l’assurance de ce représentant d’une maison si sérieuse et réputée, je me décidai donc.

« Savez-vous que pour un tel feu il faut l’intervention de deux artificiers ? »

« Non, enfin oui je m’en doute… » Je ne me voyais effectivement pas avec ma boîte d’allumettes, le bras tendu, la tête tournée, allumer chaque fusée et partir en courant…

« Le déclenchement du feu est entièrement électronique et nos artificiers sont d’une grande compétence. »

« Tant mieux ! »

« Savez-vous que le feu ne peut être transporté dans un avion de ligne ? »

« Ah bon, pourquoi ? »

« Trop dangereux, il y a déjà eu des accidents, feu qui se déclenche en plein vol, fumée noire qui envahit l’avion… »

« En bateau, alors ? Le temps va manquer… »

« En Transal (avion de transport militaire), avec l’autorisation du ministre des Armées pour le survol du territoire français… »

Ouf ! Cela ne me paraissait pas trop compliqué, je voyais mal le ministre refuser.

Je me rendis donc au ministère et effectuai les démarches qui m’avaient été conseillées.

Je rentrai à Djibouti, le cœur léger car j’avais pleinement rempli ma difficile mission.

L’indépendance approchait à grands pas…

 

 

4 septembre 2007

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Au bout de quelques mois, j’avais fini par m’habituer à cette vie et même m’y sentir à l’aise. J’avais de bonnes relations avec mon patron, le Président. Je lui donnais mon avis sur des questions politiques, lui parlais des journalistes qu’il allait recevoir, lui faisais son nœud de cravate quand il partait en voyage officiel…

J’étais allé le « chercher à l’avion », comme on disait, à son retour d’un sommet africain à Dakar.

Je le vis accompagné d’un immense gaillard qui le dépassait de trois têtes. Il me présenta le Dr X, médecin sénégalais qu’il avait nommé directeur de l’hôpital de Djibouti, au titre de la coopération. Tout ça paraissait bien normal puisque, à quelques mois de l’indépendance, la passation des pouvoirs aux postes-clés de l’administration à des fonctionnaires locaux commençait à s’effectuer. Ce qui pouvait paraître un peu étrange c’était que notre nouveau directeur n’était pas local mais sénégalais. Mais bon, ça ressemblait fort à un début de coopération afro-africaine, et puis je crois me souvenir qu’il n’existait pas de médecins djiboutiens.

Le Président me demanda de m’occuper de lui, de l’installer et de le présenter à tout le monde.

Ce fut fait et nous sommes même devenus un peu amis. C’est vrai qu’il était jovial et bon vivant, bref il respirait la santé ce qui me changeait un peu des vieux administrateurs de la France d’outre-mer. Un jour il me proposa de me faire arrêter de fumer. Je me rendis chez lui, dans une pièce qu’il avait aménagée en une sorte de cabinet de consultation. J’attendais, allongé sur une table, pendant qu’il préparait des objets métalliques au bruit inquiétant. Sur le mur était accrochée une immense oreille dessinée avec la description de toutes les terminaisons nerveuses, assorties des noms latins. C’était impressionnant.

Mon docteur s’approcha enfin avec une petite bassine remplie de courtes aiguilles plates dont les pointes étaient en forme de harpon. Il m’annonça qu’il allait me les enfoncer dans l’oreille, à des points extrêmement précis, qu’il fallait que je reste parfaitement immobile car le moindre mouvement pouvait avoir des conséquences graves sur mon cerveau. Je me raidis, retins ma respiration et luttai contre l’envie d’essuyer les gouttes de sueur qui commençaient à dégouliner abondamment. Je sentis les pics s’enfoncer et mon oreille se retrouva criblée de cinq petits harpons que le médecin recouvrit d’un scotch transparent. Soulagé de constater que mon cerveau semblait toujours fonctionner comme avant, je me levai et le remerciai.

« Attention ! », me dit-il avec beaucoup de gravité, « Si, avec ce que je viens de te faire, tu refumes une seule cigarette tu deviendras fou… ».

Fou ? J’avais du mal à le croire mais puisqu’il le disait… c’était quand même lui le médecin !

Mes amis, qui fumaient tous énormément, étaient très curieux de voir si la méthode s’avérerait efficace ou non. Mon oreille était devenue le centre d’intérêt des Européens de Djibouti. On ne me regardait plus dans les yeux, en me parlant, mais on essayait de voir à l’intérieur du pavillon de mon oreille. Certaines têtes s’inclinaient même progressivement pour mieux apercevoir l’incroyable curiosité. Lorsque des gens étaient à côté de moi je sentais leurs regards rivés là et constatais vite qu’ils s’arrangeaient pour être placés du bon côté, celui de mon oreille gauche. Bref, j’avais maintenant deux raisons de tenir bon : ne pas devenir fou et être à la hauteur de mon statut de cobaye public. J’étais affamé. J’envoyais ma secrétaire, en pleine journée, m’acheter du jambon, de la Vache Qui Rit et du pain que j’enfournais après avoir bien fermé à clef la porte de mon bureau. Ainsi, j’atteignis très vite le quintal.

Mon médecin acupuncteur était maintenant bien installé à la tête de l’hôpital de la ville. Tout semblait normal lorsqu’un jour un médecin français me prit à part et me dit à voix basse :
« Je voulais te parler de quelque chose qui me chiffonne. L’autre jour j’entre dans une pièce de l’hôpital et vois un type assis sur une chaise, le pied entouré d’un bandage sanguinolent, la main tendue, une longue aiguille plantée dans le doigt. Je lui demande qui l’avait mis là, comme ça, et il m’apprend que c’était le docteur noir » (les Djiboutiens qui étaient très loin d’être blancs qualifiaient de Noirs les Africains du centre ou de l’ouest). Sans être médecin je trouvais ça, moi aussi, bien étrange, même drôle… Dès lors, les autres médecins et infirmières dirent, eux aussi, qu’ils trouvaient notre gaillard plutôt bizarre. Je fis effectuer des recherches sur son passé. J’appris ainsi qu’il était recherché en France pour pratique illégale de la médecine. Ayant eu vent de quelque chose, l’oiseau s’était déjà envolé pour un pays lointain, dont j’ai oublié le nom. Il avait acheté son billet avec l’argent de la caisse, dans laquelle il avait également pris une somme confortable pour sa future installation. La consternation fut générale et le Président sidéré d’avoir été ainsi berné par un charlatan, il faut bien l’avouer, plutôt talentueux.

Cette étonnante expérience m’a quand même permis de ne plus fumer pendant quatre ans…

 

4 septembre 2007

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Pendant de nombreuses années le TFAI avait été présidé par Ali Aref , un Afar autoritaire. Un autre Afar, mon président, Abdallah Mohamed Kamil lui avait succédé. C’était un homme intelligent et gentil qui avait la charge difficile de préparer l’indépendance, dans quelques mois, en juin de cette année 1977. Le candidat favori pour présider la future Républiquede Djibouti était un Issa, Hassan Gouled Aptidon, grande figure de la lutte pour l’indépendance, un homme grand, droit, imposant. Il était le héro des socialistes français. Les journalistes l’adoraient d’autant plus qu’il représentait la solution « propre » au nettoyage des restes du colonialisme qu’incarnaient les présidents précédents. Il y avait beaucoup d’idéologie dans tout ça, un rapport étroit avec ce qui se préparait politiquement en France. Abdallah, mon président, bien qu’étant Afar, était conciliant et faisait tout pour que la transition se passe en douceur contesté évidement par les Afars purs et durs qui ne voulaient pas d’un Issa et surtout voyaient en lui, encore, un candidat du pouvoir colonial. Il est vrai que Paris trouvait cette solution douce, au final peu contestée.

Les Afars contestataires, toujours soutenus et entraînés par les pays de l’Est et par Cuba depuis l’Ethiopie, essayaient de déstabiliser le Territoire et tout faire pour nous en chasser.

Un soir on m’appela pour m’informer qu’un attentat avait été commis au Palmier en Zinc, célèbre restaurant du centre de la ville. Des grenades avaient été jetées à la terrasse remplie de militaires et de civils français. Un carnage. Dans les restes de fumées gisaient des dizaines de corps mutilés. Parmi eux, je vis un copain, le nouveau patron du restaurant, gémissant sur le sol. C’était atroce ! On nous apprit très vite que les grenades étaient remplies de billes en plastiques qui avaient la particularité de ne pas être détectables à la radiographie. Donc les blessés ne pouvaient pas être opérés et mourraient tous les uns après les autres dans de terribles souffrances. Mon copain est décédé dans l’avion qui le rapatriait en France.

D’autres actions terroristes eurent lieu dans la foulée. Un couple d’instituteurs, des gens que je connaissais également, enlevés dans une Jeep. Le mari a sauté de la voiture et a été écrasé au moment ou elle faisait une marche arrière…Bref la tension montait et il faisait de moins en moins bon être Français. Il y avait un club restaurant ou on allait jouer au tennis en terrain découvert. Je me souviens que l’on se jetait à plat ventre dès qu’une voiture arrivait un peu vite ou freinait de l’autre côté du grillage. Un soir où je regardais « Autant en emporte le vent » dans le grand cinéma à ciel ouvert, une grenade a été jetée par-dessus les hauts murs. Au cri ; « Grenade ! », devenu familier, on s’est tous couché entre les rangées de fauteuils en fer. Les quelques secondes à attendre l’explosion sur soi sont difficilement racontables… Heureusement la grenade n’a pas fonctionné.

Malgré tout on sortait et on essayait de vivre quand même une vie normale. On devenait fataliste. Parmi, mes amis il y avait un le conseiller diplomatique du président, un envoyé du Quai d’Orsay. Il était grand, chauve, un mélange de Bernard Blier et de Jacques Tati. Il me faisait énormément rire et il aimait rigoler. Il n’avait pas du tout le profil du diplomate. Il chantait des airs d’opéra en pleine rue sous les fenêtres d’une jeune institutrice, en pleine nuit : « Ouvre-moi ta porte ! », avec une voix de stentor. Il parlait très fort. Dans un restaurant où on se régalait d’une bonne choucroute arrosée abondamment de vin blanc d’Alsace, il me parlait avec passion de politique si fort que les autres clients en profitaient eux aussi. Il aimait ça. Il avait chaud et son crâne ruisselait. Pour le dessert il avait commandé des profiteroles au chocolat. Sa serviette blanche avait trempé dans le chocolat liquide. A l’occasion d’une grande suée il se tamponna le visage et le crâne. Couvert de chocolat et toujours aussi bruyant il ne comprenait pas pourquoi les gens riaient autant de ses propos pourtant tellement sérieux et instructifs. Je n’arrivais pas à l’interrompre pour l’avertir de l’urgence de foncer aux toilettes. Il ne m’écoutait pas, parti dans son monologue théâtral. Finalement il alla se nettoyer sauf sa chemise qui resta couverte de tâches marron. Son discours fut ensuite beaucoup plus discret mais tout aussi passionnant.

Si la population occidentale de Djibouti était composée presque exclusivement de militaires et d’expatriés fonctionnaires ou entrepreneurs, on rencontrait parfois des gens incroyables. Il y avait un jeune barbu qui était bloqué là avec sa femme enceinte et ses deux enfants car son camion était en panne. Ils étaient partis de France depuis deux ans pour un tour de l’Afrique, sans rien ou presque, à l’aventure. Son camion était immobilisé depuis un bon moment car une pièce importante avait lâché. Il l’avait commandé et elle n’arrivait pas. On allait aux nouvelles régulièrement. Il refusait d’être hébergé car ça ne faisait pas partie du jeu. D’autres étaient partis à Katmandou mais lui avait choisi l’Afrique pour fuir le monde civilisé. Un jour la pièce arriva. Ce fut un grand moment de joie collective. Avec les quelques amis qui suivions l’aventure on s’est retrouvés assis sur des cailloux à regarder le déballage de l’énorme pièce par le jeune aventurier excité et heureux. Sa femme, une jolie blonde le regardait, debout un enfant dans les bras, avec un air inexpressif, las et résigné contrastant avec l’énergie débordante de son héro. La réparation dura longtemps. On lui proposait de le faire aider par un garagiste mais il refusait, c’était son défi. Il acceptait seulement qu’on lui apporte quelques outils spéciaux que nous prêtaient les militaires car là il n’avait pas le choix. En short coupé dans un vieux jean, couvert de cambouis comme lui, il cognait ave sa grosse masse, allongé sous son camion posé sur des cales. On était bluffé par cette foi et cette énergie. Après plusieurs semaines le camion était réparé. On est tous accourus pour assister au départ et leur souhaiter bon voyage. Faut dire qu’on s’était drôlement attachés à eux, nos valeureux hippies. Bien que peu fréquentables les nantis, bourgeois, capitalistes, colons qu’on était ils s’étaient, eux aussi, habitués à nous et nous trouvaient, au fond, pas si méchants que ça. Le camion a démarré. Un grand « Ouais ! ». Notre jeune passe la première, le camion avance et dans un grand « Clac ! » Le côté avant droit s’affaisse, le gros garde boue se retrouvant collé à la roue. La même panne que celle du côté gauche qui venait d’être réparée !

Le jeune bondit du camion, fait le tour, avec nous, et nous constatons tous l’horrible réalité, consternés, abattus, au bord des larmes. On regarde tour à tour le jeune, sa femme, les enfants. Lui, énervé donne des coups de pieds dans le pneu, elle, assise dans la cabine, continue à fixer un point dans le lointain. Toujours débordant d’énergie le jeune reprend les choses en mains et commence à organiser la nouvelle réparation. Trois mois plus tard, ils étaient toujours au même endroit. Je ne me souviens pas quand et comment tout ça s’est terminé.

 

 

 

27 juin 2007

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Petit à petit la vie s’installa. Je découvrais les personnalités de mes nouveaux amis. Tous chaleureux comme le sont, finalement, la plupart des expatriés ne pouvant se permettrent l’exigence de la sélection, au vu du faible potentiel du cheptel d’Européens. Il est drôle de réaliser combien on se comporte différemment, d’un lieu à un autre, suivant les choix humains qui nous sont donnés. C’est la quantité qui fait la différence. De plus, tous les représentants de la métropole (je dis métropole mais je devrais dire la France car même si le TFAI était un Territoire Français il n’avait vraiment rien à voir avec la France) tous les représentants, de l’instituteur au directeur de cabinet du Haut Commissaire ou du Président vivaient à peu près sur le même pied. Les salaires triplés de la métropole offraient une vie très confortable dans ce pays désolé.
Si on le souhaitait, et on le souhaitait, on n’était jamais seul.  Il y avait toujours un dîner, une soirée chez l’un ou chez l’autre, en short et chemisette pour les hommes et en robe habillée chez les femmes, dans une atmosphère de totale insouciance. Les discussions tournaient autour de la vie politique locale, des petits tracas ménagers ou administratifs. Chacun y allait de son effet en annonçant une rumeur ou une information politique. Certains savaient tout, d’autres croyaient tout savoir et comme l’information circulait de bouche à oreille le retour de sa propre nouvelle, annoncée quelques jours plus tôt, n’avait plus rien à voir avec l’originale.
En fait, je crois que beaucoup passaient le temps, quelques années à économiser pour, de retour chez eux, s’acheter l’appartement ou le pavillon qu’ils n’auraient jamais pu espérer avec leur salaire métropolitain. Il y avait les mordus de l’Outre-Mer, soit ceux qui aimaient ce pouvoir seigneurial sur les petites gens dépendantes d’eux, soit ceux qui en avait fait leur carrière : les administrateurs de la France d’Outre-Mer. Ces derniers racontaient sans arrêt leur passé glorieux quand le Français colonial avait un vrai un pouvoir et tenait bien les reconnaissantes populations « asservies ». La parole devenait de plus en plus pâteuse au fur et à mesure que la soirée avançait, les yeux rougissaient sous l’émotion des souvenirs ou la quantité de whisky avalée et les vaisseaux des nez éclataient, inexorablement.
Les femmes étaient belles, ou plutôt on finissait par les trouver belles, bronzées et oisives et surtout très intéressées par tout nouvel arrivant. Le cercle humain étant limité, les histoires conjugales ou plutôt extraconjugales allaient bon train. Ca aussi c’était un des sujets de discussion préféré. La prostitution, elle aussi,  allait bon train bien sûr dans cet univers de militaires et d’expatriés célibataires. Ou mariés… Il y avait des petits bars sordides éclairés au néon de toutes les couleurs dans lesquels on retrouvait des légionnaires en uniforme mêlés à quelques représentants de l’administration, tout ce monde vautré sur des coussins douteux, entouré de jeunes filles à moitié ivres de bière et de whisky. Tout ça peut choquer et paraître sinistre mais ça faisait partie de la vie à Djibouti.

Mon travail consistait essentiellement à recevoir les journalistes qui couvraient la Corne de l’Afrique et s’intéressaient à cette partie explosive du monde. Ils venaient de partout même de Chine car l’indépendance étant prévue pour le mois de juillet (j’étais arrivé en janvier) les gouvernements du monde entier avaient une visée plus ou moins affichée sur ce futur pays libre. Il y avait aussi la guerre de l’Ogaden, un territoire Ethiopien à la frontière de Djibouti, un vrai pugilat entre Ethiopiens et Somaliens. Les 30 millions d’Ethiopiens fournissaient une réserve inépuisable de chair à canon aux 3 millions de Somaliens, mieux équipés militairement par l’Union Soviétique. L’Ethiopie était dirigée par un fou, Menghistu Haïlé Mariam. Ce petit colonel avait pris le pouvoir après la destitution du Négus, qu’il a d’ailleurs exécuté au pistolet dans sa cellule, et faisait régner la terreur partout dans son pays. Il abattait ses ministres en plein conseil, demandait aux familles des centaines d’étudiants tués lors de manifestations de payer les balles restées dans les corps de leurs enfants pour avoir le droit de récupérer les corps, faisait embarquer les paysans dans des camions militaires pour les jeter dans les combats avec les Somaliens. On en apprenait tous les jours, en grande partie parce que d’immenses camps de réfugiés avaient été installés sur le Territoire de Djibouti.
La presse française ne parlait que très peu de ces exactions car le président éthiopien était un marxiste soutenu par l’Union Soviétique et Cuba (lâcheurs de la Somalie) et qu’à l’époque, en 1977, cette Union Soviétique avait encore bonne presse chez nous. Dans le journal Le Monde et Libération surtout. Toute information contraire à l’action pacifique et bienfaitrice de la bonne Union Soviétique et de sa valeureuse alliée Cuba en faveur des pays opprimés par nous les coloniaux, ne pouvait être que de l’intoxication venant des impérialistes, dont j’étais un des représentants. Le massacre des étudiants de 1977 n’a fait que quelques lignes dans Le Monde…
J’avais reçu un envoyé de Libération. Bien obligé de me rencontrer pour obtenir les autorisations de circuler il était venu me voir, méfiant et mal aimable. A ma question :
- Bonjour, comment ça va ?
- Pourquoi ça n’irait pas ?
Bref, ses autorisations en poche je ne l’ai plus revu. Il est allé faire ses investigations dans les quartiers, auprès d’informateurs mystérieux, ses contacts bien à lui, sûrs et objectifs. Résultat : une première page dans Libé complètement farfelue, n’ayant rien à voir avec la réalité du moment. Il avait été intoxiqué par ses informateurs mais peu importe c’était sûrement ce qu’il avait envie d’entendre.
C’est à Djibouti que j’ai appris comment fonctionnaient les journalistes tiraillés entre leurs convictions, les faits, et les exigences de leurs rédactions. J’ai entendu un rédacteur en chef aboyer après son envoyé spécial parce qu’il n’avait rien d’intéressant à raconter. Il fallait qu’il trouve quelque chose, qu’il se débrouille, les frais de mission étaient trop importants pour rentrer sans rien ! Alors le journaliste allait chercher et finissait bien par trouver une information inventée de toute pièce par celui à qui il avait donné quelques sous pour se confier librement. Il suffit d’imaginer la bousculade lorsqu’on fait savoir dans un quartier misérable qu’il est possible de gagner une belle somme d’argent pour informer le consciencieux reporteur.
Les journalistes français étaient exigeants, et surtout ceux de la presse télévisée. Vedettes en France, ils débarquaient plein d’assurance et s’adressaient à moi sur un ton autoritaire. En résumé :
- Je suis venu me fourvoyer dans ce trou à rat (personnellement je n’avais jamais vu de rat mais des vaches squelettiques qui mangeaient des cartons à tous les coins de rues), vous avez de la chance de me rencontrer, je n’ai pas de temps à perdre, amenez-moi au Président pour une interview sur la tentative d’attentat… -
- Quelle tentative d’attentat ?
- Bon, je vois. Nos informateurs nous ont dit qu’il y avait eu une tentative pour assassiner le Président…
- Je ne suis pas au courant…
Alors, le journaliste vedette me quittait furieux, escorté par son imposante équipe. Il finissait bien par trouver quelqu’un qui avait tout vu. La rédaction était contente et lui et son équipe pourraient mieux justifier des importants frais de missions et avantages financiers qu’ils allaient tirer de ce beau scoop. D’ailleurs, souvent les rédactions doutaient de l’exactitude des informations mais comme il fallait bien diffuser quelque chose, toujours pour justifier les frais, on transformait : « le Président a été victime d’un attentat… » par : « Selon certaines sources le Président aurait été victime d’un attentat. Aucune confirmation ni démenti n’a été communiqué par les autorités locales…». Comme ça c’était bon et sans danger. Et puis les importants frais de missions, salaires triplés plus les primes, remboursements gonflés des frais de restaurants par un restaurateur habitué, étaient parfaitement justifiés.
En fait, pour comprendre ce qui rendait mon travail difficile, il faut  rappeler qu’on était au milieu de la présidence de Valery Giscard d’Estaing. Mitterrand et son armée de socialistes trépignaient dehors. La gauche était immense, sympathisante de l’Union Soviétique, brandissant Castro et Che Guevara  pour représenter la liberté et le courage. La droite mourante n’avait plus de ressort, elle était devenue ringarde, pitoyable. L’Afrique était le symbole de tout ça. La coopération française était vue comme la copie conforme du colonialisme et ce qu’on entendait à paris c’était : « l’Afrique aux Africains ! »  C’était facile à dire et moins facile à faire mais bon les choses évoluaient comme cela.
Les journaux s’étaient engagés dans le combat d’idées. Pour eux, l’information objective était primordiale mais celle qu’ils privilégiaient quand même c’était la bonne information, celle qui allait dans le courant de l’Histoire.
Bien sûr Djibouti restant le seul pays non indépendant d’Afrique, les idéaux s’exprimaient à tout va et moi j’étais celui qu’on avait délégué à l’intoxication. Si seulement on m’avait délégué quelque chose ! Je me serais senti plus à l’aise… Mais bon, je me dépatouillais et improvisais du mieux que je pouvais. Les journalistes étrangers, eux, étaient calmes et lucides. Ils venaient faire leur travail tout simplement, récoltaient les sons de cloches, attendaient patiemment leur tour et remerciaient poliment.
Dans cette ambiance, la date de l’indépendance approchait. Il fallait commencer les préparatifs et là ce fut particulièrement pittoresque…

25 mai 2007

Djibouti 2

Tôt le lendemain matin, je me sentais d’attaque pour cette journée qui s’annonçait pleine d’imprévu. Mes angoisses de la veille avaient disparu. Un chauffeur me conduisit dans le secteur des opérations. D’abord le port. Tout semblait aussi calme que la veille. Une grande barge plate arrivait remplie de moutons. Ils étaient parqués là et prêts à être débarqués pour le méchoui. Je vis des enfants partir à la nage à sa rencontre. Ils montèrent sur la barge et se mirent à jeter les moutons à la mer malgré les protestations du pilote, impuissant. En quelques minutes il n’y avait plus un seul mouton sur la barge. C’était atroce, on voyait les moutons flotter un court instant puis disparaître sûrement alourdis par leur laine mouillée.

On commanda d’autres moutons qui, eux, arrivèrent sous bonne escorte. Puis, nous longeâmes la côte et là je vis un spectacle qui me fascina : des péniches de débarquement, comme dans le Jour le Plus Long, déversaient des troupes armées. Je n’en croyais pas mes yeux. Une sorte d’angoisse me reprit, à quoi s’attendait on réellement ? Les menaces de la veille étaient-elles finalement justifiées ? Je demandai à être conduit sur le lieu de la réunion, grand terrain vague où quelques enfants jouaient au foot avec une boîte de conserve. Des hommes habillés de couleurs vives et munis de longs bâtons de marche arrivaient par dizaines. C’étaient les invités, les fameux chefs que l’on attendait.

Un peu plus tard, on m’annonça que le bateau du Président allait entrer dans le port. Je décidai donc d’aller à sa rencontre pour l’accueillir. Il y avait dans la cour un petit fourgon de CRS aux vitres grillagées comme on en voit dans les manifestations à Paris. Je demandai aux occupants de me conduire au port. A ce moment là, on me dit qu’un incendie s’était déclaré là-bas. Je montai précipitamment sur les remparts de la citadelle et vis une épaisse fumée noire s’élever au-dessus de la ville. Très inquiet, j’activai le chauffeur du fourgon pour vite rejoindre le port, rassuré par la présence des trois ou quatre CRS qui m’accompagnaient. Nous dévalâmes les ruelles quand soudain une explosion se produisit juste devant nous. Le fourgon sursauta, le chauffeur pila et je lui criai de faire marche arrière et de rentrer. Une fumée brune envahissait la ruelle.

De retour à la résidence, un des occupants du fourgon m’annonça qu’il s’était agi d’une grenade. Une grenade ? Mais là ça devenait sérieux ! Très sérieux car on commença à entendre des explosions un peu partout dans la ville. Nous étions devant le portail de la résidence, impuissants, en train d’assister à l’écolosion d’une violente émeute. Je me demandai s’il était bien prudent de rester là, exposés. La résidence se trouvait sur la hauteur du village. Sur notre gauche, au bout des remparts, le terrain redescendait et on ne voyait donc pas ce qui s’y passait. Et là, je vis un crâne rasé apparaître puis le corps d’un légionnaire armé d’une mitraillette, suivi d’un autre, encore un autre… Une colonne avançait et passa devant nous, les regards étaient fixes, dirigés droit devant, aucun ne fit attention à nous. Je ressentis un grand soulagement car je pensais qu’ils allaient s’arrêter et nous protéger en forme de bouclier. Pas du tout, la colonne continua et descendit tranquillement la rue d’accès à la résidence, vers le cœur de la ville. Les explosions redoublaient. Je me dis que ces légionnaires allaient se faire massacrer, sans aucune protection, sans même un casque. Et là, magie, au fur et à mesure que la colonne descendait les explosions arrêtaient. Pourtant on n’entendait aucune rafale de mitraillette, aucun combat. La simple vue des légionnaires faisait fuir les émeutiers. C’était fascinant, irréel, magnifique. Le calme était revenu et je pus aller récupérer le Président, au port. Un tas de pneus fumait encore. Le Président attendait, impassible, seul avec sa petite escorte.

Pendant le retour à la résidence, je dressai au Président un tableau de la situation en essayant de rester calme, à son image. Nous nous rendîmes au terrain de la réunion. Il était noir de monde. Les méchouis tournaient dans un calme bon enfant qui faisait totalement oublier l’ambiance de la matinée. En passant à côté d’un petit bâtiment en béton j’entendis qu’on m’appelait. C’était Pierre B. le journaliste français du journal local « Le Réveil de Djibouti » et pigiste de l’AFP.

Dès mon arrivée à Djibouti, on m’avait présenté à lui. Il m’avait regardé de travers, derrière ses lunettes, en lissant sa moustache en signe de méfiance, car je représentais pour lui un spécialiste de l’intox parachuté là pour tromper et endormir la presse. Après quelque temps de méfiance nos relations se sont améliorées car il s’est rendu compte que je n’étais pas un conseiller comme les autres et il m’a raconté l’incroyable épopée qui l’avait conduit à Djibouti. Fils d’un général à la retraite, élevé dans le 16ème arrondissement de Paris, il avait, un jour, décidé de partir vivre sa vie sans aucune aide ni appui. Son rêve, l’Afrique. Il se souvenait de ses séjours dans l’ancienne Afrique coloniale avec son père alors en activité. Il partit donc en direction de l’Afrique de l’Est, atterrit à Addis Abeba, la capitale de l’Ethiopie. De là il se rendit à Djibouti par le célèbre train (voir : http://membres.lycos.fr/ecolekessel/djibouti/train.htm et aussi http://ancienscolbleus.forumactif.com/CAMPAGNES-c3/DJIBOUTI-f15/Djibouti-t452-220.htm où figurent des photos du pays), qui gardait encore les vagues traces du luxe de sa grande époque, bien que les chèvres aient remplacé les riches voyageurs. Arrivé à Djibouti, son sac de marin pour seul bagage, il chercha quoi faire pour y rester. Ce que cela a d’incroyable, c’est qu’aucun Européen –hormis de très rares aventuriers– ne se rendait dans ce pays lointain et hostile sans une raison professionnelle avec des garanties de revenus et de protections maxima. Notre Pierre fut engagé au journal local et était là depuis 2 ou 3 ans à couvrir l’actualité régionale et envoyer des dépêches à l’AFP.

Lorsque je le vis bien installé sur son toit, les jambes pendantes, l’appareil photo sur les cuisses, il prit un air goguenard accentué certainement par mon expression crispée qui voulait ressembler à un sourire.

La réunion commença. Le Président monta sur une sorte de tribune et commença à s’adresser au public. Dès ses premières paroles, on devina une certaine agitation en bordure de l’assemblée. Des invités partaient en courant. Bientôt, le terrain fut vide, occupé seulement par des enfants qui se battaient à coup de pierres. Cette arme, car s’en était bien une, était une des spécialités de Djibouti. On s’entretuait à coup de pierres. Lancées comme pour faire des ricochets dans l’eau, elles vous atteignaient avec précision dans la tempe ou dans la gorge. Il y avait même des tireurs d’élite. Une compagnie de CRS, avec casques et boucliers, avait bien tenté de nous protéger en chargeant ces gamins mais avaient vite renoncé devant leur nombre et leur détermination. L’armée était restée invisible volontairement pour éviter d’en rajouter. La réunion était foutue, c’était un fiasco. Pierre était hilare. Nous nous sommes donc tous repliés vers la résidence et tout le monde est reparti à Djibouti dans une rotation d’avions.

Je restais le dernier. Mais voilà, plus d’avions. Pourtant j’avais envie de quitter au plus vite cet endroit de cauchemar. Il me restait le bateau. Le fourgon de CRS me conduisit au port et repartit. Je montai dans la vedette qui m’avait amené et le pilote me montra les instruments de navigation détruits, la radio saccagée. Il fallait partir quand même, et vite ! En même temps, je m’aperçus que des invités restés sur le carreau, comme moi, sautaient sur le bateau pour fuir, eux aussi. Ils étaient trop nombreux et le bateau s’enfonçait. J’essayai de les chasser mais plus il en descendait, plus il en remontait. Je reçus une pierre en pleine figure. C’était suffisant pour que je me réfugie dans la cabine et donne l’ordre au pilote de démarrer. Nous nous sommes barricadés dans la cabine. Le bateau tanguait fortement à cause du poids des « passagers » entassés tout autour de nous, en grappe. Et puis, la nuit est tombée, la mer s’est formée. Le bateau était chahuté par de grosses vagues, déséquilibré par la surcharge. La nuit était noire. Le pilote se tourna vers moi et me dit, l’air gêné :
« Un moteur vient de lâcher… ». Là je m’aperçus qu’il n’avait qu’un œil. Un œil, un moteur, ni radio, ni instrument, le déséquilibre et la tempête. Je voyais mal comment on pouvait s’en sortir. Au bout de plusieurs heures on finit par voir des lumières de Djibouti, oui c’était forcément elle, enfin !

Lorsque nous avons accosté j’avais les jambes en coton. Je sortis de la cabine et là, je m’aperçus que le bateau était beaucoup moins chargé, apparemment il ne restait que la moitié des gens. Je compris alors l’horrible réalité. Tout ça c’était passé là, autour de moi, si près et je ne m’en étais même pas rendu compte. Pendant longtemps je ne pus m’endormir sans repenser à cette traversée de cauchemar et en essayant de trouver le moyen qui m’aurait permis, sur le moment, d’empêcher ça. Rien à faire, je ne pus finalement l’attribuer qu’à une tragique fatalité.

 

22 mai 2007

Djibouti

Il était 4 heures du matin. J’ai parlé de soleil mais maintenant je me souviens qu’il faisait nuit. L’aéroport de Djibouti était grouillant de monde. Il faut dire qu’il n’y avait qu’un avion par semaine depuis Paris, l’arrivée des métropolitains était donc un événement pour les familles et les amis.

Je fus accueilli par l’homme qui avait semblé me connaître au ministère. Il était accompagné d’un groupe de gens souriants en chemisettes et robes légères. J’étais étonné car ils étaient venus pour moi. Les présentations faites, chacun me dit son petit mot de bienvenue, c’était très réconfortant et rassurant car j’étais pas mal déboussolé. Table ouverte, c’est ce qu’ils me disaient tous. J’ai vite compris qu’il s’agissait d’une coutume de l’Outre-Mer. Chaque coopérant ou fonctionnaire affecté dans un territoire ou autrefois une colonie avait vécu au moins une fois l’expérience d’une installation pénible. Un logement lui avait été promis avant son départ. Confiant, il avait débarqué avec toute sa famille et s’était retrouvé pendant des mois à l’hôtel. Pour son poste suivant, il arrivait donc seul et une fois obtenue la fameuse maison, il faisait venir sa famille. Pendant toute cette période il vivait donc seul, isolé dans une chambre d’hôtel. Solidaires, les autres coopérants qui, eux, étaient enfin installés avec leur famille après avoir vécu le même parcours, ouvraient leur table à ce nouvel arrivant car on avait fait la même chose pour eux. Ainsi, on pouvait débarquer, sans prévenir, à l’heure du déjeuner ou du dîner, chez n’importe lequel de ces nouveaux amis et automatiquement on vous sortait une assiette. C’était chaleureux et commode. Ainsi, je découvrais ces gens nouveaux et très différents de ceux que j’avais connus auparavant.

Lorsque je me suis installé dans ma maison, car moi j’en avais bien eu une, il faut dire que j’étais Conseiller du Président, je fus pris d’une vraie angoisse. Je réalisais soudain que j’étais là, loin de ma vie, de ceux que j’aimais, de tout ce qui m’était familier. Pour en rajouter, la maison malgré la chaleur ambiante n’avait rien de chaleureux. La décoration était inexistante, le mobilier simple et moche, rien sur les murs blanchis à la chaux et il n’y avait pas de carreaux aux fenêtres, juste des volets. La douche ressemblait à celle des bains-douches populaires où on allait avec l’école pour nous nettoyer. Mosaïque marron du sol au plafond, grosse pomme de douche fixe, mais quand même la bienvenue. Quand je tournai le robinet d’eau chaude, rien. Bon début. De toute façon je me dis qu’étant donnée la chaleur une douche froide était préférable. L’eau froide coula, rouge et chaude. J’ai d’abord pensé qu’ils s’étaient trompés et avaient inversé les tuyaux mais non, l’eau de Djibouti était chaude, tout le temps, même si on la faisait couler pendant des heures. Il n’y avait pas de chauffe-eau à Djibouti. Le rouge s’estompa petit à petit pour finir rose. J’ai appris ensuite que si on voulait prendre un bain relativement tiède il fallait remplir la baignoire le matin avant de partir pour en profiter vers 13h.

La gestion du chaud et du froid, si elle était banalisée par les habitants, est très vite devenue une préoccupation nouvelle pour moi. En cas de panne de réfrigérateur ou d’électricité, il y avait une méthode pour rafraîchir une bouteille : l’envelopper d’un linge humide et la suspendre à un fil. L’air ambiant la refroidissait. Lorsque l’on sortait de son bureau climatisé et qu’on se retrouvait sous le soleil de midi, écrasant et mortel, on était instantanément ruisselant, trempé. En arrivant chez soi, après un déjeuner arrosé de vin rosé sudorifique, on se précipitait dans le bain tiède coulé le matin. Ruisselant (d’eau autant que déjà de sueur), on se jetait sur le lit dans la merveilleuse chambre climatisée, glaciale. Après cette sieste obligatoire, on se réveillait trempé à nouveau car la chambre glaciale, en fait, était chaude.

Il est difficile d’imaginer combien un climat peut devenir une préoccupation permanente, le jour comme la nuit. On dit que Djibouti est le pays le plus chaud du monde et aussi le plus humide. J’ai vu des enfants vendre aux rares touristes ou plutôt aux étrangers en escale, des petites bouteilles de Perrier en verre complètement déformées par le soleil, qu’ils avaient simplement ramassées sur des tas d’ordures. Un militaire m’a montré la paume de sa main brûlée au 3ème degré par une poignée de porte en fer. Il était impossible et dangereux de rester exposé au soleil. Il fallait absolument trouver de l’ombre.

Je pensais qu’avec la mer je profiterais enfin d’un peu de fraîcheur. Et non, la mer était chaude, très chaude et incroyablement salée. A tel point qu’en s’y baignant, on flottait comme un bouchon. Très vite je profitai des expéditions au large, le week-end, sur les bateaux rapides de mes amis où là, la mer était fraîche et transparente mais farcie de requins, de murènes, de barracudas et autres dangereuses bestioles. Mais tout ça était extraordinaire à voir. On voyait, depuis le bateau, des fonds vertigineux colorés par les poissons multicolores.

La vie à Djibouti était complètement artificielle. La France avait créé ce port en 1888, à l’entrée de la mer Rouge, dans un endroit stratégique où il n’y avait rien auparavant, même pas un semblant de petit port ou de village, rien. Attirées par l’argent des colons, les populations ennemies d’Ethiopie et de Somalie sont venues y cohabiter tant bien que mal et plutôt mal que bien. La forte présence militaire française a instauré un certain équilibre et un calme apparent. Cette présence était partout : 2 500 militaires à l’époque où j’y étais, un porte-avions mouillant dans le port en permanence, le Foch ou le Clémenceau, et une armada de troupes de tous les corps d’armée y compris la Légion Etrangère calmait les haines tout en générant une véritable économie car il faut rappeler que tout Français mettant les pieds à Djibouti touchait 3 fois son salaire métroplolitain. Une aubaine pour ce petit monde grouillant. En fait, grouillant n’est pas le terme parce que les Djiboutiens étaient lents, abrutis par le Kat, herbe hallucinogène qu’ils mâchaient à longueur de journée.

Les femmes étaient très belles, les traits fins, souvent les yeux verts, drapées dans des robes multicolores. Mais ce qui noircissait ce tableau était de savoir qu’elles étaient toutes excisées depuis leur plus jeune âge et que, malgré toutes les tentatives humanitaires, elles infligeaient encore, avec obstination, cette mutilation à leurs propres filles.

Le climat avait fait de Djibouti un lieu désertique de cailloux et d’épineux que les chèvres broutaient sans se blesser. Aucun insecte ni animal sauvage n’avait pu y subsister. Sauf quelques gros scorpions que l’on pouvait retrouver, le soir, sous son lit. Quelqu’un m’a dit :

« Djibouti c’est la lune !».

Au milieu de tout ça, lorsqu’on sortait de la ville pour rejoindre un village perdu dans le territoire, on croisait de rares bergers qui marchaient en plein soleil, pieds nus, accompagnés de 2 ou 3 chèvres, leur seule fortune, et qui se rendaient Dieu sait où, à des centaines de kilomètres de toute habitation. C’était incroyable.

Le lendemain de mon arrivée j’allai à la Présidence, sorte de bâtiment administratif moderne. On me présenta ma secrétaire, une jeune Afar, souriante et accueillante. Les seuls Européens étaient la Secrétaire du Président, une jolie femme vive et autoritaire, un Conseiller chargé de mettre en place la future Coopération, un Conseiller Diplomatique envoyé par le Quai d’Orsay, un Directeur de Cabinet, ancien administrateur des Colonies en fin de carrière, et un Secrétaire Général, même profil. Les présentations étant faites je me suis installé dans mon bureau avec cette question angoissante en tête : « Quoi faire ? ». Comme j’étais, en principe, un spécialiste de la presse je me disais que j’allais bien voir débarquer un journaliste, pour m’occuper. Je n’eus pas longtemps à attendre. Le Président m’appela :

« Monsieur le Conseiller, j’ai décidé de réunir à Tadjoura tous les chefs Afars et Issas. Je souhaiterais que vous organisiez cette rencontre ».

J’étais ragaillardi. J’avais quelque chose à faire.

(Tadjoura est une ville située au Nord, de l’autre côté de la baie du même nom, en face de Djibouti. Elle fut un important centre de commerce de trafics d'armes et d'esclaves. Arthur Rimbaud y vécut quelques années où il s'essaya au commerce des armes.)

Le Directeur de Cabinet me donna les détails du projet. Il s’agissait d’une rencontre entre des centaines de chefs autour d’un méchoui géant, en pays Afar, bordé par l’Ethiopie, et très loin de la capitale. C’était périlleux voire même dangereux. J’avais carte blanche pour que tout se passe bien.

Ma première démarche a été de rencontrer le Haut Commissaire de la République, installé dans un grand et beau palais colonial situé à la pointe de la ville, face à la mer. Si le Territoire disposait d’une certaine autonomie avec assemblée territoriale élue et ministres responsables des secteurs civils, la France gardait la mainmise sur l’Etat Civil et l’armée. Le Haut Commissaire avait été informé de l’intention du Président, qu’il considérait comme une hérésie dans cette ambiance politique explosive. Mais bon, puisque Paris était d’accord…

Il a donc organisé une réunion préparatoire avec les chefs militaires français dans la grande salle du palais. C’était impressionnant. Autour de la table étaient réunis les plus hauts gradés de l’armée. Un général commandant les forces françaises, des colonels, le commandant du Foch, des représentants de tous les corps d’armée : la légion étrangère, l’infanterie, la marine, les parachutistes, l’aviation et même les compagnies de CRS. En tout, une vingtaine de hauts gradés que j’étais bien incapable de différencier, n’ayant pas fait mon service militaire, excepté le général avec ses étoiles. Lorsque je suis entré ils se sont tous levés. J’étais sidéré. J’étais donc si important ? L’effet, sur moi, a été incroyable. Mais, bien sûr, j’ai fait comme si c’était normal et nous avons commencé la réunion. J’avais apporté une carte géographique pour leur indiquer le lieu de la manifestation. Ils se sont tous levés pour la regarder. Ca ressemblait aux scènes des films de guerre où l’on voit les militaires alliés en train de préparer le débarquement. Après mon exposé, le général a mis sur pied un plan auquel je n’ai pas compris grand-chose. J’étais quand même rassuré de savoir que l’armée française serait là pour assurer la sécurité.

Je partis la veille sur une vedette de la Présidence, pilotée par un Djiboutien. Après trois heures de traversée je débarquais dans un endroit magique. Une citadelle blanche orientale avec son minaret et ses hauts murs crénelés. Dans le port, quelques boutres dormaient et sur la plage trois ou quatre gamins coururent à notre rencontre. Je fus accueilli par le Commandant de Cercle, un administrateur corse, qui me dressa très vite un tableau inquiétant de la situation :

« Cette réunion est insensée, l’armée éthiopienne est en attente, de l’autre côté de la frontière. Tous les habitants du coin sont hostiles et prêts à déclencher des émeutes. Mon pauvre, je n’aimerais pas être à votre place… ». Sur ces paroles alarmantes, nous nous installâmes confortablement dans l’immense patio sur d’agréables coussins pour boire le pastis bienvenu et quelque peu réconfortant. Après le dîner, dans le même patio, autour d’un cognac bienvenu et de plus en plus réconfortant, l’administrateur évaluait les morts, les conséquences internationales qu’allait engendrer l’affrontement entre l’armée française et l’armée éthiopienne, notre évacuation, tout ça accompagné par le muezzin qui du haut de son minaret clamait des paroles qui semblaient dirigées contre nous. Bref, tout ce qui fallait pour que je passe une bonne nuit. Pour clore le tout un Djiboutien obséquieux faisait irruption régulièrement pour tenir mon hôte au courant de l’arrivée incessante d’Afars entraînés, armés jusqu’au dents venant d’Ethiopie.

Après avoir demandé à un serviteur de me débarrasser du beau scorpion installé sous mon lit, je me couchai et passai une des plus belles nuits de ma vie.

 

18 mai 2007

le retour à paris

Rentré définitivement à Paris, je me retrouvai assis, chez ma mère, fixant un point avec l’impression que le vide était aussi bien derrière que devant moi.

Il fallait que je fasse quelque chose, et vite, pour vivre et revivre. J’appelai des amis et des copains, je les bassinais avec ma vie passée. Avec certains je m’étendais sur l’échec total de mes entreprises familiales et professionnelles, avec d’autres je ne parlais que de bien et de réussite.

J’ai déjeuné, bien sûr, avec mon copain Patrick qui avait été contraint d’abandonner ExpoTransAfrique car l’ampleur que prenait l’opération avait fini par affoler les vieux fonctionnaires endormis du Comité Français des Expositions.

On n’avait pas perdu le contact. Il venait fréquemment me voir à Cour Cheverny dans des voitures rapides et bruyantes, débarquant sans prévenir à 7h du matin pour un petit-déjeuner à base d’œufs à la coque. Pour lui, tout allait toujours bien, je n’ai jamais rencontré depuis un tel optimisme. Même si ses affaires étaient au plus bas il les présentait de plus en plus florissantes, détails à la clé.

Au cours du déjeuner il m’abreuva de ses projets mirifiques, de rentrées d’argent colossales, d’accords passés avec des gouvernements de pays lointains sur des réalisations qui donnaient le vertige. A un moment il me raconta qu’il avait déjeuné avec le Délégué du Territoire Français des Afars et des Issa (Djibouti). Ce territoire était encore sous la tutelle de
la France. Il y avait donc, au ministère des DOM-TOM un responsable du territoire, administrateur de la France d’Outremer comme il en existait encore beaucoup à l’époque, rescapés des anciennes colonies. Patrick me raconte que son interlocuteur recherchait un correspondant de guerre pour assister le Président du Territoire et l’aider à organiser l’indépendance prévue pour juillet 1977, environ 6 mois plus tard. Correspondant de guerre car l’affaire s’annonçait périlleuse et même particulièrement dangereuse. Je n’y fis pas plus attention qu’au reste. A la fin du déjeuner il signa l’addition car invité permanent par le patron à qui il avait promis un mirobolant complexe hôtelier dans son projet de rénovation de l’Ile d’Antigua…

Le lendemain ce que m’avait dit Patrick me revint. Et si c’était moi le correspondant de guerre ! Je l’ai donc appelé et ne trouvant pas ça absurde du tout il me dit d’entrer en contact avec le Délégué et de me débrouiller. J’obtins donc un rendez-vous au ministère et je me retrouvai en face d’un homme bronzé, aux cheveux blancs, portant un nœud papillon au-dessus d’une chemise bariolée. Je lui parlai donc de ce que m’avait dit Patrick, lui dis que le poste m’intéressait mais que mon expérience de la presse n’était qu’un magazine solognot et que la guerre je ne la connaissais que par les films. La réponse fut très simple :

« Le président du TFAI vient en visite à Paris la semaine prochaine, je vous propose de le rencontrer ».

J’étais soufflé car je ne correspondais pas du tout au profil qu’il attendait et m’étais préparé à un refus aimable. Je passai donc une semaine dans l’inquiétude et essayant d’imaginer ce que je pourrais bien dire et répondre à ce Président, surtout qu’avant tout ça j’ignorais jusqu’à l’existence TFAI. Pour un journaliste, correspondant de guerre, c’était du joli !

Le jour du rendez-vous, on me fit attendre dans une pièce dans laquelle défilaient des gens à l’air affairé et qui, parfois, semblaient comploter dans un coin. L’un d’entre eux me parla comme s’il me connaissait, je ne compris pas. Lorsque la porte de la pièce d’à côté s’ouvrit et que l’on m’annonça que le Président allait me recevoir, je n’en menais pas large. Debout, se tenaient deux Africains. Un très grand et fort et un tout petit. Tout naturellement je me dirigeai vers le grand, la main tendue : « Mes respects Monsieur le Président ». Avec son doigt il me montra discrètement que je m’étais trompé et que le président c’était l’autre. Bon début !

L’entretien fut très bref : « Quand pouvez-vous partir ? ». Comme je ne m’attendais pas du tout à ça je répondis « Quand vous voulez ». Et je me retrouvai, dans la pièce d’à côté, avec l’homme qui semblait me connaître et qui avait assisté à l’entretien, si on peut appeler ça un entretien. Il me dit de laisser mes coordonnées, état civil et des tas d’autres renseignements, que mon salaire mensuel serait de 10 000 francs Djibouti, sachant que le franc Djibouti valait trois fois le franc français. Je n’en croyais pas mes oreilles. 30 000 francs par mois, à l’époque, maison fournie, boy fourni, voiture fournie ! Ils avaient dû se tromper, un autre candidat, le bon, allait entrer dans la pièce, forcément. Mais non, tout semblait déjà décidé avant mon arrivée. Mais par qui ? Patrick bien sûr ! Il avait déjà tout négocié à mon insu. En fait, cet entretien n’était pas du tout une candidature mais simplement une présentation au Président de son futur Conseiller choisi entre mille.

Je rentrai vidé car même si j’y étais allé pour me faire recruter je pensais, au fond, que je n’avais aucune chance. Et ça me rassurait. Mais maintenant que c’était décidé je me trouvais en face de l’effrayante réalité : j’allais partir à Djibouti, pour un an au minimum. C’était comment Djibouti ? Apparemment dangereux, hostile d’après ce que j’en avais lu mais surtout, si loin ! Et puis je n’y connaissais rien à tout ça, l’Afrique, la politique, la presse, organiser l’indépendance d’un pays, ils étaient fous ! Et moi avec…

Pourtant, ça me plaisait bien quand même. L’aventure ! Faire quelque chose comme ça dans sa vie, et puis le salaire, la fonction prestigieuse de Conseiller d’un Président et surtout cela représentait un vrai nouveau départ et une façon de balayer le passé proche. Le hic c’était François. Même si je ne vivais plus avec lui, nous étions dans la même ville ; un an sans le voir… Je m’y résignai.

On me demanda de passer au ministère. Le Délégué me briefa longuement. J’essayai de retenir des bribes de son flot de paroles dont je ne comprenais pas grand chose. Il m’avait préparé un énorme dossier sur le pays, la situation politique et son avenir. Je repartis avec et, rentré, me plongeai dedans. Des textes dactylographiés confidentiels, des coupures de presse terrifiantes sur des enlèvements, la prise d’otages de Loyada au cours de laquelle des rebelles avaient enlevé des enfants de militaires français dans leur car scolaire… La tension permanente avec l’Ethiopie communiste qui, aidée par l’URSS, Cuba et l’Allemagne de l’Est, tentait tout pour nous faire partir. On parlait même de guerre ! Ca n’aurait pas dû m’impressionner, j’étais quand même devenu un correspondant de guerre émérite, non ?

On était en hiver et on m’avait dit que là-bas c’était l’été et qu’il régnait une chaleur terrifiante ! L’hiver était même beaucoup plus chaud que nos étés caniculaires.

Je me rendis donc « Aux Vêtements Tropicaux », bd St Germain, pour m’équiper en costumes légers, très légers. J’achetai une énorme Samsonite et continuai avec excitation et angoisse les préparatifs du départ. J’avais demandé à Alain de m’accompagner à l’aéroport. Ce fut drôlement émouvant. Un au revoir qui semblait fermer une vie, celle qu’on avait vécue depuis 15 ans. Intérieurement j’étais dans un état bizarre mais, une fois dans l’avion, j’étais déjà ailleurs, dans l’autre monde, entouré de gens qui paraissaient importants, comme moi, aucun touriste n’étant jamais allé là-bas…

Je me replongeais dans mon dossier, essayant d’apprendre par cœur les noms en langues locales, de comprendre la situation politique extrêmement compliquée de Djibouti coincée entre la Somalie et l’Ethiopie, ennemis de toujours et surtout de la France. Djibouti, port créé de toute pièce par la France était peuplée d’Afars venant d’Ethiopie et d’Issas de Somalie qui tous se haïssaient et tous nous haïssaient. Si j’avais pu faire demi tour !

Après un très long vol, l’avion s’est posé. Quel choc ! Quitter Roissy riche et vivant et, sans transition, voir cette désolation, un désert de cailloux, des militaires armés patrouillant, un aéroport moderne mais sans vie. Lorsque la porte de l’avion s’ouvrit, un souffle de chaleur inouï m’enveloppa comme venant d’un énorme séchoir à cheveux. En haut de la passerelle, j’ai cru que le soleil nous était tombé dessus, la chaleur était monstrueuse. Je me retrouvai immédiatement trempé et mis sous le bras ma veste que j’avais gardée sur moi pendant le vol glacial que je regrettais déjà…

17 mai 2007

Le départ de Sologne et les porte-clés

La séparation fut assez pénible, François avait 5 ans et Sylvaine avait décidé de vivre avec quelqu’un d’autre. Nos relations s‘étaient détériorées, peu à peu, dans une ambiance décousue et déstabilisante. On était en 1976 et les théories de certains étaient encore celles de 68. Le mariage ringard, la fidélité pour les bourges, les enfants à tout le monde… Donc, même si on avait envie d’essayer de repartir à zéro pour reconstruire son couple, paniqué par la décision du départ de l’autre, beaucoup d’amis vous expliquaient avec un calme et une douceur exaspérants que tous vos arguments étaient dépassés, qu’il n’y avait rien à dire. Pour peu que l’autre soit plus que charmé par le théoricien d’en face, c’était foutu.

Je me suis donc retrouvé seul dans la grande ferme. Moment difficile, plus de journal, plus de femme, plus d’enfant. Bien sûr d’autres amis continuaient à défiler, débarquant hilares, chargés de bouteilles de vin moyen, toujours disposés à passer une nuit de folie. Parfois je me disais que c’était ça la vraie vie mais, très vite, l’angoisse me reprenait à l’idée de l’avenir.

Je décidai donc de quitter la région et de retourner à Paris. Nous avons chargé de mes quelques affaires le break Volvo d’Alain dont la chanson : « J’ai dix ans » devenait un vrai succès et commençait, enfin, à lui rapporter de l’argent.

Le premier disque d’Alain avait été enregistré avec « Je suis un voyageur ». Cette chanson était beaucoup passée sur RMC l’été de sa sortie. Encourageant mais pas suffisant.

Aux obsèques de ma grand-mère Léontine, dans le petit village de Creuse, St Maurice, le prêtre dit :

« Comme disait le poète : Je suis un voyageur, ma maison est ailleurs, je cherche une autre rive, pourvu que j’arrive… »

C’était surréaliste car la chanson d’Alain était quasiment inconnue sauf pour les vacanciers du mois d’août dans le midi. Certes ils étaient nombreux mais je voyais mal le prêtre en maillot de bain sur une plage de la Côte d’Azur, écoutant RMC sur son transistor. Dans la petite église, je devais donc, avec lui, être le seul à connaître

la chanson. Léontine

qui détestait Alain (enfin, qui ne le détestait pas vraiment mais qui regardait de travers tout étranger à la famille, comme un voleur d’affection ou même simplement un voleur tout court) a dû se retourner dans son cercueil car, comme nous l’affirmait le prêtre, elle voyait et entendait encore tout ce qui se disait.

J’étais heureux pour Alain. Après avoir écouté ses premières chansons dans le petit appartement de

la rue Quinault

, été avec lui passer ses premières auditions, avoir essayé de l’aider auprès des quelques gens de radio que j’avais rencontrés quand je travaillais avec Danyel Gérard, ça commençait à marcher. Faut dire que sa vie pendant dix ans n’avait pas été facile. Lui, plutôt peu sûr de lui et pessimiste, avait passé une grande partie de son temps à écrire des chansons, assis sur le canapé de l’appartement de ses beaux parents où il habitait avec Françoise, faute de mieux, pendant qu’elle faisait des enquêtes pour un laboratoire pharmaceutique. La maman de Françoise passait et repassait devant le canapé, évitant les jambes du gendre jouant de la guitare, sans rien dire mais très inquiète pour l’avenir de sa fille. Les adultes installés dans la vie réagissaient avec désolation : « Mon vieux, ça ne peut pas marcher, il y en a tellement, qui veulent être chanteurs… » Le père de Françoise, absent, mais se sentant concerné par les problèmes de sa fille : « C’est normal, il n’a pas de métier… ».

Bref, l’avenir était noir. Moi j’y croyais, j’étais sûr qu’il y arriverait.

Pour gagner quelque argent on peignait des appartements, comme je l’ai déjà dit, et parfois on trouvait des petits boulots. Nous avions une copine qui habitait chez ses parents un grand appartement dans le 9ème arrondissement à Paris. Je remonte en arrière mais les souvenirs de me reviennent au fur et à mesure… C’était donc à l’époque où nous étions dans cette école de rattrapage rue des Martyrs. Notre copine nous aimait bien. Elle nous invitait les après-midi à chanter et jouer du piano. Un jour, la porte d’entrée sonne. Notre copine étant sortie, je vais ouvrir croyant que c’était elle et là je tombe sur un petit homme avec un gros nez, très étonné de me voir. Le temps de se remettre chacun de sa surprise avait suffi pour que démarre un fou rire incontrôlable. J’ai donc claqué la porte et l’homme est resté sur le palier, médusé. Me précipitant dans le salon je dis à Alain entre deux suffocations :

« Il y a… un type… dehors… il a une tête incroyable ! »

La porte sonnait à nouveau, avec insistance. Alain se dévoua pendant que je riais, plié sur le canapé. J’ai entendu la porte claquer et Alain revenir en riant autant que moi ce qui, évidement, en rajouta encore. Et la porte sonnait, sonnait… Et si c’était le père de notre copine ? Panique générale, que faire, c’était impossible, on ne pouvait pas s’échapper, on était coincés au 5ème étage. La porte claqua une 3ème fois et on entendit notre copine entrer en discutant avec l’homme. Qui était bien son père. Il essayait de comprendre ce qui était arrivé et demandait qui étaient ces deux jeunes qui ne l’avaient pas laissé entrer chez lui.

Lorsqu’ils entrèrent dans le salon nous avions disparu. On s’était réfugié sur le grand balcon qui faisait l’angle de l’immeuble. Impossible de revenir. Puis enfin, on s’est raisonné, on a repris notre sérieux, et on est retourné dans le salon. Et notre copine :

« Papa, je te présente Alain et Alain, deux camarades… »

Wouf ! C’était reparti et nous avec, un dans les toilettes et l’autre sur le balcon. Depuis le salon on entendait les reprises de respiration bruyantes comme des râles à l’envers.

Au bout d’un moment nos réserves de rires étant épuisées, on a fini, avec quelques brèves rechutes, par réussir à affronter le bonhomme. On a dû trouver un prétexte oiseux pour se justifier.

Tous enfin installés dans le salon, nous avons écouté le monsieur, qui, en plus, avait une voix incroyable, comme s’il coinçait sa langue sur le côté entre ses dents.

Il avait monté une petite affaire, florissante, de vente de porte-clés. Il faut dire qu’on était en plein dans cette mode. Il y en avait partout, toutes les marques en fabriquaient, on les collectionnait tous plus ou moins. Comme nous étions désoeuvrés, le père nous proposa de nous prendre comme vendeurs. Lui, proposait aux commerçants de leur fabriquer des porte-clés personnalisés pour offrir à leurs clients. Pour nous faire une démonstration il nous emmena dans le tabac d’en bas. Il était équipé d’un grand classeur dans lequel étaient placés toutes sortes de modèles, et d’une valise complètement remplie. On le suivit, curieux de voir comment il s’y prenait. Arrivé dans le tabac, il s’adressa à la caissière :

« Bonjour Madame, Monsieur H. de

la société E.,

je viens vous proposer…Bla bla bla… »

Sans discuter la dame en pris 100. Une fois remontés dans l’appartement :

« Vous avez vu ? C’est facile. Si vous aviez passé cette commande vous auriez gagné… (je ne me souviens pas de la somme mais elle était rondelette) et ça a pris 10 minutes. Si vous prospectez, une rue commerçante, faites le calcul de ce que vous pouvez gagner en une journée… » On a fait, chacun dans notre tête, un calcul difficile mais on était motivé :

« Il y a 6 fois 10 minutes en 1 heure, donc 6 ventes. En estimant à 1 minute le temps d’aller d’un magasin à un autre, on retire combien….Euh, je recommence… ».

Au bout d’un certain temps on n’y était pas vraiment arrivé mais les sommes approximatives qui sortaient de nos calculatrices mentales étaient vertigineuses, pour nous.

On accepta avec joie, le monsieur ne nous faisait plus rire du tout et on se disait que si lui en avait vendu 100 en 10 minutes, nous, les beaux jeunes gens, on en vendrait bien 500 en 5 minutes. Nous étions enfin riches !

Nous voilà donc partis tous les deux à Versailles avec classeur et valise, dans ma fameuse 203 Peugeot.

On choisit la rue la plus commerçante, parce qu’on était malin. Nous sommes entrés dans la première boutique, parce qu’on était organisé, mais aussi parce que la dame était belle, on était sûr de notre séduction. Juste avant, nous avions mis au point une stratégie. L’un entrait les mains vides, nous présentait, et l’autre surgissait de derrière avec les échantillons.

« Bla, bla bla… regardez comme il y en a, comme ils sont beaux, ça serait bien pour vous, pour donner à vos clients… pardon (une cliente était entrée), le visage fermé de la vendeuse s’était illuminé. Nous on attendait dans un coin, regardant distraitement les flacons de parfum, pour faire contenance.

« Au revoir, madame, donc vous voulez bien quelques porte-clés, celui-là serait bien, il est chic et élégant… » (on essayait de refaire la démonstration de notre patron).

« Non merci. »

« Ah bon. »

Alors, sans insister et en s’excusant, nous rangeâmes notre quincaillerie étalée sur le comptoir pendant que la dame téléphonait en regardant ailleurs.

Dehors, on fit le point. Après quelques insultes échangées, tout bas entre nous, sur la méchanceté et la petite vertu de cette dame, pas si belle dans le fond, on s’est dit qu’il fallait insister, être de vrais vendeurs comme ceux qui venaient sonner à nos portes et dont on n’arrivait pas à se débarrasser.

Deuxième magasin, échec, le troisième aussi : « Repassez plus tard la patronne n’est pas là… » Comme on ne notait rien on ne savait même plus où il fallait revenir, alors on revenait dans une boutique d’où on s’était déjà fait congédier une heure plus tôt.

Voyant que ça ne marchait pas, on devenait de moins en moins sérieux et celui qui entrait et parlait pour deux se retrouvait seul lorsque après la présentation, il se retournait pour laisser la place à l’autre. La journée finie nous n’avions rien vendu.

En dressant notre triste bilan, assis dans la 203, les contraventions de la journée étalées sur le tableau de bord, on s’est dit que Versailles n’était pas un bon choix. Il fallait aller dans des quartiers populaires, là où les gens sont plus simples, plus généreux, plus sympa et surtout plus intelligents.

Le deuxième jour fut identique. Le calcul des contraventions était plus facile et plus rapide à faire, même s’il y en avait beaucoup, que le laborieux calcul des richesses du jour de notre embauche. De toute façon, même sans être forts en maths, on voyait bien que l’un était très positif et l’autre encore plus négatif.

Nous abandonnâmes donc notre nouveau métier, rendîmes, piteux, les portes-clés à l’homme qui nous faisait de moins en moins rire. On l’enviait, il nous agaçait même avec son air désolé pour nous. Il nous demanda de choisir chacun un porte-clé et nous remercia.

Je ne sais pas si on en a tiré quelques leçons mais on aurait dû se dire qu’il valait mieux parfois être efficaces que malins. Sa fille était triste mais pas très étonnée de notre échec. En fait elle préférait ça, pour elle on était des artistes et c’était mieux. Maigre consolation.

 

 

16 mai 2007

le Journal de la Sologne

Nous nous sommes donc installés à Cour-Cheverny avec notre fils François.

Paul, un de mes amis lillois, avait obtenu de sa mère qu’elle nous prête leur belle et grande maison de vacances, celle des fêtes de nos vacances à nous les jeunes.

C’était magique, un rêve d’habiter là, toute l’année. Mais voilà, que faire ? J’avais bien trouvé un boulot dans une petite maison d’édition locale qui éditait des fiches techniques pour les dentistes mais c’était précaire et bizarre. J’y travaillais avec Françoise, la femme d’Alain, on classait les fiches que l’on assemblait dans des sortes de petits classeurs destinés à être envoyés aux abonnés de la publication, tout ça dans une ambiance pittoresque. La société était installée dans une ferme, dirigée par une maîtresse femme imposante affublée d’un mari peu commode, dont la principale occupation consistait à alimenter les cheminées. C’était folklorique et vivant, très vivant.

C’était le tout début des années 70 et, à l’époque, on vivait sans l’angoisse ni le stress ambiants d’aujourd’hui, pour la vie professionnelle en tout cas. J’avais quand même envie de faire quelque chose, d’inventer quelque chose…

Un jour, il me vint une idée. En rentrant à la maison j’annonce à Sylvaine :

« On va faire une revue ! »

« Pour le 14 juillet ? »

« Non, un journal, sur la Sologne, un magazine avec des photos, sur la chasse, les maisons, la cuisine, les vieilles histoires… »

« Ah bon, mais on sait pas faire un journal ! »

« Mais si, tu verras… »

Entre-temps, on avait déménagé. Pour remercier la mère de Paul, j’avais repeint les volets de la maison. Comme ils étaient immenses et nombreux j’avais décidé de fabriquer moi-même la peinture, avec tous les ingrédients mélangés, siccatif, durcisseur…Une fois le travail terminé, j’étais très fier du résultat et d’avoir offert ça à mes amis. Sauf que, 10 ans après, la peinture n’était toujours pas sèche…

Bref, j’avais donc trouvé une autre maison. C’était une ferme située à l’intérieur des bois du château de Cheverny, juste au bord d’un étang de 40 hectares. Elle appartenait au marquis de Vibraye, propriétaire du château. Le marquis était un personnage incroyable. Il régnait sur un territoire de chasse à courre de 1 500 hectares avec autorité et majesté. C’était un grand personnage par la taille et par sa vie. Il chassait, deux jours par semaine, à la tête de son équipage, dans la plus pure tradition d’autrefois. Le château de Cheverny, qu’Hergé était venu dessiner pour en faire Moulinsart, était et est toujours, je crois, un haut lieu de la vénerie et du tourisme. Le marquis aimait les coups d’éclats et de gueule. Il a été, peut être, la seule personne à avoir parlé vertement, en public, au Général de Gaulle.

Un jour, le gouvernement français projette la visite du château pour Leonid Brejnev, le président de l’Union Soviétique. Le marquis est informé, bien sûr, de la date et de l’heure de l’arrivée du cortège. Mais voilà, à l’arrivée des voitures officielles devant le perron du château, personne pour les accueillir. Le chef du protocole, affolé, monte les escaliers quatre à quatre, et se met à courir dans le château à la recherche de quelqu’un. Il finit par tomber sur le marquis :

« Qu’est-ce que vous foutez là ! »

« Excusez-moi, Monsieur, je cherche le marquis de Vibraye. »

« C’est moi ! »

« Le président d’URSS est arrivé, il est dehors, il attend dans la voiture avec les officiels… »

« Le président de quoi ? »

« Mais, d’URSS !»

« URSS ? Connais pas. »

Et il est remonté dans son appartement.

Président de l’Office National de la Chasse, il était invité à toutes sortes de dîners officiels, il avait même fait attendre le président Pompidou. Je crois qu’il aimait ça.

Ces histoires sont authentiques car elles m’ont été racontées par son plus proche neveu, alors régisseur du château, qui était devenu un de mes amis.

Le marquis m’aimait bien, et il paraît que j’étais la seule personne qui l’impressionnait, je me suis toujours demandé pourquoi. Toujours est-il qu’il m’a proposé cette ferme, isolée au bord de ce « lac » pour 100 francs par mois moyennant quelques restaurations.

J’y ai fait des travaux énormes, la plupart seul avec ma pelle et ma brouette. J’ai construit une grande cheminée et aménagé le bâtiment en immense pièce avec une mezzanine.

En même temps, je préparais mon journal. J’avais acquis quelques notions d’édition et d’impression dans la maison d’édition dentaire donc j’étais confiant et gonflé à bloc.

Comme je n’avais pas un sou, j’ai trouvé une astuce pour sortir le premier numéro : à l’aide d’une ronéo, sorte de machine qui imprimait les feuilles en tournant avec une manivelle, j’ai édité, avec une vieille machine à écrire, une feuille sur laquelle je présentais les futures rubriques du journal : « Le Journal de la Sologne et de ses environs ». 32 pages en noir et blanc sur papier glacé. Tirage 10 000 exemplaires imprimés par un petit imprimeur de Bracieux, diffusion gratuite, tous les 2 mois.

En bas de la page, j’avais inséré des tarifs publicitaires pour les futurs annonceurs.

Mon astuce était de prospecter des annonceurs et obtenir assez d’argent pour payer l’imprimeur. Mon argument était : si je n’ai pas assez de contrats, le journal ne sortira pas.

Je suis donc allé voir les commerçants, banques et autres annonceurs avec mon argumentaire et mes feuilles de papier marron. J’étais bien reçu, avec bienveillance, et la réponse était quasi unanime :

« Votre projet est très sympathique, jeune homme, mais voué à l’échec. »

« Ah, bon pourquoi ? »

« Il n’y a jamais eu de revue dans la région à part les quotidiens et les journaux d’annonces gratuites, et puis vous ne trouverez jamais assez d’annonceurs pour payer votre imprimeur… Bon, je ne prends donc pas de risque en vous prenant un encart. »

Ainsi, j’ai réussi à boucler mon budget. Je crois que c’est la première fois que l’on a vendu de l’espace publicitaire à des clients persuadés que le support n’existerait pas.

Je me suis donc lancé dans la fabrication.

On avait récupéré une table lumineuse et un jeu de Lettraset, planches de lettres qui se collaient en grattant sur une feuille. Le titre était créé, puis vinrent les titres des rubriques. J’avais un ami peintre, Ivan Mussau, qui m’avait dessiné à la plume, pour la couverture, une sorcière terrifiante assise au coin du feu, entourée de toiles d’araignées. 

Un photographe animalier avait fourni de superbes photos en noir et blanc et un texte dans lequel il racontait ses traques d’animaux, dans la brume, au petit matin.

Le journal a été imprimé et, mon coffre chargé, je suis allé le déposer sur tous les comptoirs de Sologne.

Le succès fut énorme. Le facteur m’apportait, chaque jour, un sac de lettres de félicitations, d’encouragements et de gens qui voulaient participer au journal. Un vieux curé possédait des lettres de villageois qui lui demandaient son aide pour exorciser leurs vaches ensorcelées par le rebouteux du coin qu’ils avaient éconduit...Des conteurs me proposaient de raconter leurs vieilles histoires, des journalistes des quotidiens La Nouvelle République et La République du Centre voulaient écrire dans mon Journal de la Sologne.

J’étais heureux. Les annonceurs, eux, furent surpris et tout à coup encourageants, comme par hasard.

Les numéros suivants furent en couleur, imprimés par une grosse imprimerie de Tours.

Pour le 1er anniversaire, le marquis de Vibraye m’offrit une soirée dans son château. Il invita personnellement tout le gratin régional. Les présidents de tout, Conseil régional, Général, Tourisme, des ministres, bref, il y avait une centaine de personnes triées sur le volet pour dîner et assister à une soirée royale, reconstitution d’une chasse à courre, feu d’artifice…

Le succès grandissait, mais trop vite et trop fort. Je n’y étais pas préparé du tout. Sans aucune gestion, la vie de bohème continuait, tout était mélangé, désordonné. Mais tant bien que mal j’arrivais à sortir mes numéros de plus en plus épais et de plus en plus coûteux. Cela a du durer 2 ans puis, essoufflé et dépassé je cédai le journal à une société d’Orléans.

La contre partie était qu’ils emploient Sylvaine, qui l’avait bien mérité, comme rédactrice en chef, salariée et munie d’une voiture de fonction. Voilà, ce fut mon cadeau de rupture car on avait décidé de se séparer.

Aujourd’hui, 35 ans plus tard, le Journal de la Sologne en est à sa 135ème édition il tire à 19 000 exemplaires et est devenu une institution, un superbe magazine régional de 80 pages, édité par la Nouvelle République.
Il a même son propre blog.

J’en suis assez fier.

 

 

11 mai 2007

Naissance, nouvelle vie

Le périple africain en Méhari consistait donc à tout noter sur les pistes et les sortes de routes prévues pour le futur parcours des camions. Les deux Méhari roulaient sur la « tôle ondulée », évitaient les « nids de poules », c’était acrobatique et amusant. Après environ mille kilomètres, entre Abidjan et Bamako au Mali, je reçus un message m’annonçant que Sylvaine, ma femme, allait accoucher.

J’avais épousé Sylvaine à Cour-Cheverny, là où je l’avais rencontrée. Elle était belle et vivante. C’était la fille du garagiste. Ses parents, des gens adorables, étaient des incontournables du village. Nous allions souvent les voir. Roger, son père, était conseiller municipal et lieutenant des pompiers, bon vivant, fortement impliqué dans la vie du village. Son père à lui avait été garde-chasse dans une grande propriété de Sologne. Il était encore impressionnant à 90 ans, droit, sec, autoritaire dans sa veste-uniforme qu’il portait encore tous les jours, fièrement. Il racontait qu’il traquait les braconniers, parfois des jours et des nuits, caché dans des trous en plein milieu de la forêt. Son fils, Roger, l’avait installé avec sa mère, dans une petite maison construite pour eux derrière la leur, à côté du garage. Dans son petit garage à lui, le grand père avait remisé sa 2CV dont il se servait de temps en temps malgré les protestations de son fils et de sa belle fille. Un jour, il eut une attaque cérébrale. Il resta donc couché, à moitié paralysé. Le médecin-maire du village, capitaine des pompiers, n’était guère optimiste. On me dit donc que je pouvais me servir de sa 2CV. J’en rêvais. J’allais donc me promener dans les immenses forêts de Sologne, secoué dans cette géniale voiture tout terrain. Puis un jour, le grand-père s’est relevé. Personne ne s’en était aperçu. Il alla vers son petit garage, sûrement chercher une bêche pour jardiner, et vit que sa 2CV n’était plus là ! Il déboula chez ses enfants, à la stupéfaction générale de le voir debout et en pleine forme, et hurla :

« Où est ma 2CV ? »

Embarras, panique, incompréhension mélangés.
On m’a vite demandé de rapporter la 2CV, de la remettre dans le garage, mais on a confisqué les clefs car il voulait encore s’en servir pour aller voir un copain au fin fond de la Sologne.
Il n’était pas content le grand-père !

Je suis donc rentré de Bamako par le premier avion pour la naissance de François, mon fiston, à Cour-Cheverny.
Après un certain temps passé dans cet agréable endroit avec ces gens formidables, je décidai de m’y installer. J’abandonnais donc ExpoTransAfrique sous les reproches amicaux de mon copain Patrick de N. Pour mon déménagement, Roger, me proposa de « monter » avec moi chercher nos quelques affaires dans une camionnette du garage. Sur le retour, vers 10 h du soir, nous nous sommes arrêtés dans un restaurant au bord de la N20. Ce genre de restaurant en contrebas d’un échangeur, à la façade et aux stores autrefois rouges noirs de pollution. Mais, bon, on n’avait pas le choix et très faim. La salle était vide, tamisée, plus ambiance boîte de nuit que restaurant, les murs étaient couverts de photos encadrées en noir et blanc de stars américaines et françaises d’autrefois. Seules deux femmes parlaient, à une table, l’une debout et l’autre assise. On choisit une table et on attendit que quelqu’un vienne. La femme debout arriva enfin, d’un pas lent, et nous parla avec une voix rauque et un peu empâtée. Elle était forte et semblait lasse. On passa la commande en prenant bien soin d’éviter les produits « frais ». A la fin du repas, la dame vint se planter devant la table et commença à nous parler, très vite elle s’assit et se plaignit de la vie, des gens, du gouvernement, et de ce qu’était devenue la chanson française et surtout les chanteurs français. Je trouvais ça insolite, dans cet endroit, cette femme qui s’acharnait ainsi sur les chanteurs et les chanteurs sans voix interprétant des chansons idiotes sans mélodies, sans passion, sans cœur, sans talent. Enfin elle nous dit :

« Vous savez qui je suis messieurs ? »

« Bah, non… »

« Lucienne Boyer, parfaitement, messieurs, je suis Lucienne Boyer ! »

Alors là ! Je fus stupéfait et j’ai compris pourquoi toutes ces photos. C’était elle du temps de sa gloire, quand elle était une star mondiale connue surtout avec « Parlez-moi d’amour », un succès planétaire. On la voyait, jeune et belle, avec les plus grands du moment : Maurice Chevalier, Frank Sinatra, le président des États-Unis, sur la passerelle d’un paquebot, saluant une foule immense venue l’acclamer, à New York. C’était la même femme qui était là, devant moi, méconnaissable. J’étais effaré, j’essayais de trouver un lien entre ces deux femmes et surtout d’imaginer comment deux vies aussi différentes étaient possibles. Comment on pouvait passer lentement de la richesse, du luxe, de l’idolâtrie à ce restaurant glauque sans personne hormis deux voyageurs inconnus à qui l’on avait besoin de raconter tout ça pour essayer de faire revivre quelques miettes de ce fantastique passé. C’était triste et pathétique, angoissant même. Plus elle nous racontait sa vie, pourtant extraordinaire, plus j’avais envie de partir.

Le voyage du retour s’est passé dans le silence, moi encore traumatisé, mon beau-père concentré sur la route qu’il apercevait de temps en temps entre deux fermetures de paupières.

 

 

 

30 avril 2007

Mes débuts professionnels

A la sortie de cette école, j’ai travaillé avec Danyel Gérard. J’étais son « collaborateur ». Période amusante car pleine de nouvelles idées, dans le domaine de l’audiovisuel surtout.

Il s’était associé avec un ingénieur de la télévision et le propriétaire du seul studio vidéo. A l’époque, la vidéo était en noir et blanc, matériel archaïque, gros magnétoscopes Ampex, régies et consoles de mixage bricolées, caméras reliées aux magnétoscopes.

Les compères avaient fabriqué et réuni des outils de production inédits : un car de reportage installé dans un tube Citroën (camionnette en tôle ondulée) et, entre autre, des caméras portables reliées à de lourds magnétoscopes portés en bandoulières.

Forts de cet arsenal, nous cherchions tous azimuts comment l’exploiter, alors on inventait.

Grâce aux relations de Danyel, nous avons réussi à monter des opérations inédites en dehors de celles de la télévision française. Pour le premier anniversaire du Centre Commercial de Parly 2, nous avons installé 80 téléviseurs, un plateau de tournage et des caméras de reportages, pendant une semaine. Sur le plateau, Michel Drucker recevait les stars de l’époque, dont Julien Clerc. Des interviews étaient mixées en direct depuis le car et retransmises sur les écrans répartis dans tout le centre. On n’avait jamais vu ça. C’était une première.

Et puis il y a eu le Rallye de la Vallée des Gaves. Jacques Chancel organisait, chaque année, un rallye automobile d’une semaine pour les stars autour d’Argelès Gazost dans les Pyrénées. J’étais descendu de Paris avec la Mercedes de Danyel pour organiser l’opération aux côtés de Jacques Chancel. Je vivais une grande aventure dans le luxe et le confort. Au passage, je me suis arrêté dans la ferme creusoise de mon enfance pour leur montrer la belle voiture. Je leur ai même fait faire un tour, tous entassés, les jeunes et les vieux. Je faisais des effets d’accélération et tout le monde hurlait dans un mélange de joie et de terreur.

Arrivé à Argelès, je me suis démené pour organiser la couverture vidéo de l’événement. Je dînais avec des gens connus, j’ai un peu oublié qui mais je me souviens de Raymond Souplex, l’inspecteur Bourrel des Cinq Dernières Minutes, qui a bien rigolé quand ma chaise s’est effondrée sous moi et que je me suis retrouvé assis par terre. Il y avait aussi des sportifs de l’époque et des chanteurs. L’opération fut une vraie réussite. Le rallye était filmé depuis une moto (comme le Tour de France) et, chaque soir, nous retransmettions les images à partir du tube Citroën couvert d’écrans de télévision de chaque côté. Ca non plus on ne l’avait jamais vu. Jacques Chancel était ravi et me considérait comme un vrai professionnel efficace. Venant de lui, ça me remplissait de fierté car, il faut le rappeler, il était à l’époque une des stars de la radio avec son émission Radioscopie sur France Inter.

Il voulait que je travaille avec lui sur un projet d’émission pour la télévision, Le Grand Echiquier. J’ai refusé pour ne pas laisser tomber Danyel Gérard.

Ma vie n’aurait pas été la même si j’avais accepté…

Enfin, le clou fut l’inauguration de la Maison du Limousin, boulevard Haussmann, à Paris.

Danyel avait rencontré Patrick de N. et ils avaient conclu une opération audiovisuelle pour cette inauguration. Patrick était un type incroyable doté d’une énergie peu commune. Il aimait les gens, être entouré et ne connaissait aucune limite. Originaire de Limoges, on lui avait confié la direction de cette future Maison du Limousin. Pendant toute la période de préparation et d’aménagement, j’ai vécu dans un tourbillon de déjeuners, dîners et soirées dans les meilleurs restaurants de Paris et les boîtes de nuits à

la mode. Il existait un restaurant, rue de Berry, Les Trois Limousins. On y mangeait une viande extraordinaire, entourés de photos encadrées d’énormes bœufs primés et médaillés. Ils avaient installé un bœuf empaillé dans la vitrine du restaurant. On était une vingtaine en permanence, des journalistes surtout, invités par Patrick. Il n’était pas question de refuser, d’ailleurs qui en aurait eu envie, car Patrick était capable de vous faire décommander un rendez-vous avec le Pape juste pour un dîner avec lui.

L’inauguration fut grandiose. Patrick avait loué, pour l’occasion, les salons de l’Hôtel Intercontinental mitoyen. J’avais installé des caméras dans la maison du Limousin et des écrans dans les salons de l’hôtel et sur le trottoir. Patrick avait invité le Tout Paris et le Tout Limoges, d’ailleurs à voir le monde il avait dû inviter tout Paris et tout Limoges. Il avait même loué un train entier pour les Limougeauds. Jacques Chirac, Secrétaire d’Etat à l’Agriculture, présidait officiellement l’inauguration.

La foule vêtue de la tenue de soirée exigée se bousculait pour attraper les assiettes de foie gras en porcelaine, de Limoges bien sûr, que chacun pouvait emporter, à volonté. Le tout accompagné du meilleur champagne. Bref, la soirée fut grandiose.

Moi qui n’étais pas habitué à un tel luxe j’étais fasciné et me sentais loin de la rue de Romainville de mon enfance. J’aimais bien ce monde où les femmes étaient belles et chaleureuses. Pendant que leurs maris parlaient affaires dans le brouhaha ambiant je les regardais, une coupe à la main, elles me souriaient longuement et me regardaient aussi avec des yeux pleins de promesses. Mais voilà, j’étais malade comme un chien, j’avais 40 de fièvre, donc malheureusement les promesses n’ont pas été tenues.

Je suis rentré chez ma mère, elle a appelé un médecin d’urgence car je délirais. La fièvre tombée, je découvris le médecin assis sur mon lit qui attendait les effets de la piqûre.

 C'était une jeune femme ravissante. Je me suis endormi en me disant que, décidément, la vie était devenue bien belle, à part pour les gens de Limoges qui ont été effarés par le coût astronomique de la création et de l’inauguration de leur Maison du Limousin.

Patrick ne comprenait pas qu’on l’ait remercié et, en plus, sans le remercier.
Il avait pourtant atteint son objectif puisque la presse avait beaucoup parlé de la Maison du Limousin.

Très vite regonflé à bloc, il mit en place une nouvelle structure au sein du très officiel Comité Français des Expositions. Il avait réussi à convaincre les très sérieux membres du conseil d’organiser une exposition itinérante en Afrique pour présenter et promouvoir les produits français. Composée de 80 semi-remorques aménagés en stands, l’exposition devait sillonner toute l’Afrique Noire pendant un an. C’était une opération énorme et géniale. On devait être en 1971 et le Président de la République était Georges Pompidou. Sa femme Claude patronnait l’opération.

J’étais engagé sans savoir pour quoi faire d’ailleurs mais Patrick avait tenu à ce que je fasse partie de l’aventure. Nous étions installés avenue Franklin Roosevelt dans les somptueux bureaux du comité.

Avec son énergie débordante, Patrick remuait et impliquait les politiques et les industriels. Il commençait à faire aménager les camions en stands, contactait les entreprises et tout le monde voyait ça plutôt d’un bon œil. Mais voilà, quelqu’un, un jour, lui dit :

« Tu crois que ces énormes camions pourront circuler sur les pistes africaines ? »

La question était bonne et a même provoqué une grande inquiétude parmi l’équipe tout à coup désemparée. Sauf pour Patrick qui, sans reprendre son souffle :

« On va aller voir, Alain (moi), Machin et Truc, vous partez en reconnaissance avec mon père, colonel de la Légion à la retraite dans deux Méhari. Machin, commande les Méhari, prévois des pièces de rechange. Machine, contacte les ambassades de tous les pays. Truc, réserve 5 billets d’avion en 1ère pour Abidjan, 5 chambres à l’hôtel Ivoire on part dès que les Méhari seront arrivées là-bas. »

Voilà c’était réglé. Là où quelqu’un de normal se serait paniqué, Patrick avait immédiatement trouvé une solution. Mais ce n’était pas gagné…

Nous sommes donc partis pour un tour de l’Afrique en Méhari...

27 février 2007

1969

En 1969, inquiet pour mon avenir, le jazz ne payant pas à mon niveau, je décidai de me lancer dans une vraie vie stable.

Mais voilà, pas le Bac ! Que faire ?

Après des recherches tous azimuts je trouvai une opportunité de rentrer à l’Ecole des Cadres du Commerce et des Affaires Economiques de Neuilly (Ouah !). Il suffisait de passer un concours. Je n’y croyais pas trop car la vie de bohême m’avait un peu lavé la tête de mes quelques connaissances scolaires. Je l’ai quand même réussi et je suis entré dans cette école, regonflé à bloc, rassuré de devenir un cadre avec gros salaires et vie confortable…

Cette école où nous étions nombreux, 1 500 je crois, cohabitait avec une école d’hôtesses de l’air. Inutile de dire que les filles étaient toutes plus belles les unes que les autres, étant là autant pour apprendre un métier que pour trouver un parti parmi tous ces fils à papa, comme on disait.

J’essayais d’apprendre le Droit, l’Economie, le Marketing tout en m’intéressant de très près aux jolies « voisines ». Il faut dire que je ne me sentais pas très à l’aise au milieu de tous ces jeunes bien nantis mais je m’étais fait quelques copains qui m’entraînaient dans leur vie de luxe et je trouvais ça plutôt agréable.

 A la fin de la seconde année se préparait l’élection du Bureau des Elèves. Le candidat favori était un jeune correspondant exactement au profil traditionnel de l’Ecole.

Peut-être pour me rassurer ou mieux exister dans tout ça, je décidai de me présenter. Un vrai défi vis-à-vis de moi-même, je manquais totalement d’assurance pour ce genre d’aventure ! Comme on était au lendemain de 68, mon profil de non fils à papa devait correspondre à une certaine logique et à un besoin de changement.

Après une campagne électorale acharnée je fus élu. Une sacrée victoire pour moi et, je le croyais à ce moment là, pour faire bouger les mentalités.

Une année de règne, à la tête d’une grosse organisation, courtisé par les plus belles filles d’à côté, respecté et obéi par les étudiants de l’autre monde.

J’étais devenu un personnage important.

L’Ecole avait été sollicitée par la Croix Rouge pour participer à une journée humanitaire contre le cancer avec la participation d’RTL. C’était, je crois, une première. Toute la journée de centaines d’étudiants récoltaient des dons dans Paris, aidés par les stars du moment. RTL avait mis à notre disposition des Triumph TR4 à ses couleurs pour sillonner Paris à la récolte des fonds. Ce fut un succès considérable. Les gens descendaient dans la rue à notre recherche et nous couvraient de billets de banque. Je mes souviens avoir convoyé, sur le siège du passager, un monceau de billets que j’avais jetés en vrac. Tous les récolteurs en avaient plein les poches, ça débordait. Je me suis d’ailleurs demandé, après l’opération, si toutes les poches avaient été entièrement vidées… Bref ce fut une journée de folie.

Un moment important de la vie d’une grande école est le gala de fin d’année. Chacune essaie d’organiser la soirée la plus prestigieuse, la plus inoubliable.

Dans mon bureau, j’avais un copain chargé des loisirs. Petit, avec de grosses lunettes, il ne payait pas de mine mais était d’une efficacité redoutable. En plus de ses études il « travaillait » pour un chanteur quelque peu sur la touche, Danyel Gérard, l’homme au chapeau. Après de gros succès dans les années soixante, sa période militaire l’avait écarté du star system et il écrivait des chansons pour les autres, comme on dit. Le Petit Gonzalez, les Vendanges de l’Amour pour Marie Laforêt, notamment, et il s’était reconverti dans la production et l’édition de disques. Mon copain l’aidait, fier d’accompagner un chanteur encore connu. Les affaires allaient moyen jusqu’au jour où il sortit « Butterfly », un tube énorme à l’étranger. Il vivait au Montana, hôtel célèbre de St Germain des Prés pour ses concerts de jazz. Il sortait toutes les nuits, allant d’un restaurant à l’autre et finissant par une tournée de toutes les boîtes de nuits accompagné par mon copain, un cousin chauffeur et moi maintenant. Je trouvais ça magique, invité dans ces restaurants et ces boîtes « branchés », à la même table que les stars de la chanson qui souvent dînaient ou discutaient avec nous.

Très vite je fis accepter mon copain Alain qui lui aussi aimait bien cette nouvelle vie nocturne. Un soir, notre bienfaiteur chanteur nous emmène dans un petit restaurant très intime au rez-de-chaussée du célèbre cabaret Le Don Camillo, rue de Saints Pères. Endroit petit, très fermé, lumière rouge tamisée, réservé à des habitués triés sur le volet. On y côtoyait Charles Trenet, seul à une table, se faisant insulter je ne sais plus pour quelle raison par Claude Nougaro, bref, on était en famille. Assis à une grande table, entouré de sa « cour », notre chanteur discutait affaires avec un personnage du show business. Thierry le Luron, tout jeune, attendait debout, une opportunité pour pouvoir s’adresser au producteur-chanteur et lui demander de l’auditionner. Alain et moi ne nous sentions pas concernés par l’ambiance de la table sommes montés sur une sorte d’estrade où étaient installées quelques tables, à l’écart. On s’assit à la table mitoyenne d’un jeune homme qui dînait seul. La conversation s’engagea mais comme il était anglais ce fut Alain qui parla.

- « Vous venez souvent à Paris ? »

- « Parfois »

- « Vous êtes d’où ? »

- « Liverpool »

- « Ah ! Liverpool, j’y suis allé quand j’étais barman en Angleterre »

- « Vous faites quoi ? »

- « Je suis chanteur »

- « Moi aussi je voudrais être chanteur mais c’est dur ! » (Alain n’était pas encore Souchon).

Bref, ils discutaient et moi je ne comprenais presque rien.

Après le départ de notre voisin nous avons rejoint le groupe.

- « Alors, qu’est-ce qu’il vous a dit ? »

- « Qui ? Le type là-haut ?»

- « Oui »

- « Bah, des trucs, on a parlé de ce qu’on faisait, c’est un anglais de Liverpool où je suis allé quand j’étais en Angleterre… et il est chanteur, il est venu rendre visite à un copain qui enregistre à Paris. »

- « Tu lui a demandé ça ? »

- « Bah oui pourquoi ? »

- « Mais c’était Paul ! »

- «  Paul qui ? »

- « Mais Paul McCartney ! »

Alors là ! On est restés ahuris. Comment c’était possible, on ne l’avait pas reconnu. Faut dire qu’il faisait sombre et qu’il était la plupart du temps de profil. Et Alain qui lui avait demandé ce qu’il faisait dans la vie ! Il avait dû se demander d’où on sortait, d’autant plus que les Beatles étaient, à cette époque-là, au sommet de leur gloire.

Plus tard, le patron de l’endroit nous a raconté qu’après le dîner, Paul était descendu au sous-sol dans la boîte de nuit. Le lendemain il est revenu mais la rue était remplie de journalistes, il a dû s’enfuir.

Pour en revenir au gala de mon école, j’avais, grâce à mes nouvelles relations, réussi à concocter un plateau prestigieux. Julien Clerc, Les Parisiennes, et d’autres que j’ai oubliés.

J’avais pris le jeune inconnu Thierry Le Luron pour animer la soirée. Il est arrivé avec des partitions et voulait que je l’accompagne au piano dans certaines de ses imitations. Mais comme je ne savais pas les lire il n’a pas eu de pianiste. Il était très déçu.

La soirée avait lieu au Pré Catelan, lieu de réception prestigieux du Bois de Boulogne.

Une foule énorme voulait entrer. La salle pourtant immense était déjà pleine. Bousculades, énervements, qui finirent par faire exploser une des grandes baies vitrées. Invasion de cette horde qui, de plus, est entrée sans payer ; j’étais paniqué.

Le lendemain, au moment de faire les comptes, croyant au moins avoir enrichi l’association, je constate qu’il n’y avait presque rien. Les caisses de l’entrée avaient été pillées !

Ce fut finalement un énorme fiasco, j’étais effondré. L’école a dû renflouer l’énorme déficit. J’ai terminé mon mandat la tête basse, l’assemblée générale a voté mon quitus financier mais de justesse…

 

 

 

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