Naissance, nouvelle vie
Le périple africain en Méhari consistait donc à tout noter sur les pistes et les sortes de routes prévues pour le futur parcours des camions. Les deux Méhari roulaient sur la « tôle ondulée », évitaient les « nids de poules », c’était acrobatique et amusant. Après environ mille kilomètres, entre Abidjan et Bamako au Mali, je reçus un message m’annonçant que Sylvaine, ma femme, allait accoucher.
J’avais épousé Sylvaine à Cour-Cheverny, là où je l’avais
rencontrée. Elle était belle et vivante. C’était la fille du garagiste. Ses
parents, des gens adorables, étaient des incontournables du village. Nous
allions souvent les voir. Roger, son père, était conseiller municipal et
lieutenant des pompiers, bon vivant, fortement impliqué dans la vie du village.
Son père à lui avait été garde-chasse dans une grande propriété de Sologne. Il
était encore impressionnant à 90 ans, droit, sec, autoritaire dans sa
veste-uniforme qu’il portait encore tous les jours, fièrement. Il racontait
qu’il traquait les braconniers, parfois des jours et des nuits, caché dans des
trous en plein milieu de
« Où est ma 2CV ? »
Embarras, panique, incompréhension mélangés.
On m’a vite demandé de rapporter
Il n’était pas content le grand-père !
Je suis donc rentré de Bamako par le premier avion pour la
naissance de François, mon fiston, à Cour-Cheverny.
Après un certain temps passé dans cet agréable endroit avec
ces gens formidables, je décidai de m’y installer. J’abandonnais donc
ExpoTransAfrique sous les reproches amicaux de mon copain Patrick de N. Pour
mon déménagement, Roger, me proposa de « monter » avec moi chercher
nos quelques affaires dans une camionnette du garage. Sur le retour, vers
10 h du soir, nous nous sommes arrêtés dans un restaurant au bord de la
N20. Ce genre de restaurant en contrebas d’un échangeur, à la façade et aux
stores autrefois rouges noirs de pollution. Mais, bon, on n’avait pas le choix
et très faim. La salle était vide, tamisée, plus ambiance boîte de nuit que
restaurant, les murs étaient couverts de photos encadrées en noir et blanc de
stars américaines et françaises d’autrefois. Seules deux femmes parlaient, à
une table, l’une debout et l’autre assise. On choisit une table et on attendit
que quelqu’un vienne. La femme debout arriva enfin, d’un pas lent, et nous parla
avec une voix rauque et un peu empâtée. Elle était forte et semblait lasse. On
passa la commande en prenant bien soin d’éviter les produits
« frais ». A la fin du repas, la dame vint se planter devant la table
et commença à nous parler, très vite elle s’assit et se plaignit de la vie, des
gens, du gouvernement, et de ce qu’était devenue la chanson française et
surtout les chanteurs français. Je trouvais ça insolite, dans cet endroit,
cette femme qui s’acharnait ainsi sur les chanteurs et les chanteurs sans voix
interprétant des chansons idiotes sans mélodies, sans passion, sans cœur, sans
talent. Enfin elle nous dit :
« Vous savez qui je suis messieurs ? »
« Bah, non… »
« Lucienne Boyer, parfaitement, messieurs, je suis Lucienne Boyer ! »
Alors là ! Je fus stupéfait et j’ai compris pourquoi toutes ces photos. C’était elle du temps de sa gloire, quand elle était une star mondiale connue surtout avec « Parlez-moi d’amour », un succès planétaire. On la voyait, jeune et belle, avec les plus grands du moment : Maurice Chevalier, Frank Sinatra, le président des États-Unis, sur la passerelle d’un paquebot, saluant une foule immense venue l’acclamer, à New York. C’était la même femme qui était là, devant moi, méconnaissable. J’étais effaré, j’essayais de trouver un lien entre ces deux femmes et surtout d’imaginer comment deux vies aussi différentes étaient possibles. Comment on pouvait passer lentement de la richesse, du luxe, de l’idolâtrie à ce restaurant glauque sans personne hormis deux voyageurs inconnus à qui l’on avait besoin de raconter tout ça pour essayer de faire revivre quelques miettes de ce fantastique passé. C’était triste et pathétique, angoissant même. Plus elle nous racontait sa vie, pourtant extraordinaire, plus j’avais envie de partir.
Le voyage du retour s’est passé dans le silence, moi encore traumatisé, mon beau-père concentré sur la route qu’il apercevait de temps en temps entre deux fermetures de paupières.