La séparation fut assez pénible, François avait 5 ans et
Sylvaine avait décidé de vivre avec quelqu’un d’autre. Nos relations s‘étaient
détériorées, peu à peu, dans une ambiance décousue et déstabilisante. On était
en 1976 et les théories de certains étaient encore celles de 68. Le mariage
ringard, la fidélité pour les bourges, les enfants à tout le monde… Donc, même
si on avait envie d’essayer de repartir à zéro pour reconstruire son couple,
paniqué par la décision du départ de l’autre, beaucoup d’amis vous expliquaient
avec un calme et une douceur exaspérants que tous vos arguments étaient
dépassés, qu’il n’y avait rien à dire. Pour peu que l’autre soit plus que
charmé par le théoricien d’en face, c’était foutu.
Je me suis donc retrouvé seul dans la grande ferme. Moment
difficile, plus de journal, plus de femme, plus d’enfant. Bien sûr d’autres
amis continuaient à défiler, débarquant hilares, chargés de bouteilles de vin
moyen, toujours disposés à passer une nuit de folie. Parfois je me disais que
c’était ça la vraie vie mais, très vite, l’angoisse me reprenait à l’idée de
l’avenir.
Je décidai donc de quitter la région et de retourner à
Paris. Nous avons chargé de mes quelques affaires le break Volvo d’Alain dont
la chanson : « J’ai dix ans » devenait un vrai succès et
commençait, enfin, à lui rapporter de l’argent.
Le premier disque d’Alain avait été enregistré avec
« Je suis un voyageur ». Cette chanson était beaucoup passée sur RMC
l’été de sa sortie. Encourageant mais pas suffisant.
Aux obsèques de ma grand-mère Léontine, dans le petit
village de Creuse, St Maurice, le prêtre dit :
« Comme disait le poète : Je suis un voyageur, ma
maison est ailleurs, je cherche une autre rive, pourvu que j’arrive… »
C’était surréaliste car la chanson d’Alain était quasiment
inconnue sauf pour les vacanciers du mois d’août dans le midi. Certes ils
étaient nombreux mais je voyais mal le prêtre en maillot de bain sur une plage
de la Côte d’Azur, écoutant RMC sur son transistor. Dans la petite église, je
devais donc, avec lui, être le seul à connaître
la chanson. Léontine
qui détestait Alain (enfin, qui ne le détestait pas vraiment mais qui regardait
de travers tout étranger à la famille, comme un voleur d’affection ou même
simplement un voleur tout court) a dû se retourner dans son cercueil car, comme
nous l’affirmait le prêtre, elle voyait et entendait encore tout ce qui se
disait.
J’étais heureux pour Alain. Après avoir écouté ses premières
chansons dans le petit appartement de
la rue Quinault
, été
avec lui passer ses premières auditions, avoir essayé de l’aider auprès des
quelques gens de radio que j’avais rencontrés quand je travaillais avec Danyel
Gérard, ça commençait à marcher. Faut dire que sa vie pendant dix ans n’avait
pas été facile. Lui, plutôt peu sûr de lui et pessimiste, avait passé une
grande partie de son temps à écrire des chansons, assis sur le canapé de
l’appartement de ses beaux parents où il habitait avec Françoise, faute de
mieux, pendant qu’elle faisait des enquêtes pour un laboratoire pharmaceutique.
La maman de Françoise passait et repassait devant le canapé, évitant les jambes
du gendre jouant de la guitare, sans rien dire mais très inquiète pour l’avenir
de sa fille. Les adultes installés dans la vie réagissaient avec
désolation : « Mon vieux, ça ne peut pas marcher, il y en a
tellement, qui veulent être chanteurs… » Le père de Françoise, absent,
mais se sentant concerné par les problèmes de sa fille : « C’est
normal, il n’a pas de métier… ».
Bref, l’avenir était noir. Moi j’y croyais, j’étais sûr qu’il
y arriverait.
Pour gagner quelque argent on peignait des appartements,
comme je l’ai déjà dit, et parfois on trouvait des petits boulots. Nous avions
une copine qui habitait chez ses parents un grand appartement dans le 9ème
arrondissement à Paris. Je remonte en arrière mais les souvenirs de me
reviennent au fur et à mesure… C’était donc à l’époque où nous étions dans
cette école de rattrapage rue des Martyrs. Notre copine nous aimait bien. Elle
nous invitait les après-midi à chanter et jouer du piano. Un jour, la porte
d’entrée sonne. Notre copine étant sortie, je vais ouvrir croyant que c’était
elle et là je tombe sur un petit homme avec un gros nez, très étonné de me
voir. Le temps de se remettre chacun de sa surprise avait suffi pour que
démarre un fou rire incontrôlable. J’ai donc claqué la porte et l’homme est
resté sur le palier, médusé. Me précipitant dans le salon je dis à
Alain entre deux suffocations :
« Il y a… un type… dehors… il a une tête
incroyable ! »
La porte sonnait à nouveau, avec insistance. Alain se dévoua
pendant que je riais, plié sur le canapé. J’ai entendu la porte claquer et
Alain revenir en riant autant que moi ce qui, évidement, en rajouta encore. Et
la porte sonnait, sonnait… Et si c’était le père de notre copine ? Panique
générale, que faire, c’était impossible, on ne pouvait pas s’échapper, on était
coincés au 5ème étage. La porte claqua une 3ème fois et on entendit notre
copine entrer en discutant avec l’homme. Qui était bien son père. Il essayait
de comprendre ce qui était arrivé et demandait qui étaient ces deux jeunes qui
ne l’avaient pas laissé entrer chez lui.
Lorsqu’ils entrèrent dans le salon nous avions disparu. On
s’était réfugié sur le grand balcon qui faisait l’angle de l’immeuble.
Impossible de revenir. Puis enfin, on s’est raisonné, on a repris notre
sérieux, et on est retourné dans le salon. Et notre copine :
« Papa, je te présente Alain et Alain, deux
camarades… »
Wouf ! C’était reparti et nous avec, un dans les
toilettes et l’autre sur le balcon. Depuis le salon on entendait les reprises
de respiration bruyantes comme des râles à l’envers.
Au bout d’un moment nos réserves de rires étant épuisées, on
a fini, avec quelques brèves rechutes, par réussir à affronter le bonhomme. On
a dû trouver un prétexte oiseux pour se justifier.
Tous enfin installés dans le salon, nous avons écouté le
monsieur, qui, en plus, avait une voix incroyable, comme s’il coinçait sa
langue sur le côté entre ses dents.
Il avait monté une petite affaire, florissante, de vente de
porte-clés. Il faut dire qu’on était en plein dans cette mode. Il y en avait
partout, toutes les marques en fabriquaient, on les collectionnait tous plus ou
moins. Comme nous étions désoeuvrés, le père nous proposa de nous prendre comme
vendeurs. Lui, proposait aux commerçants de leur fabriquer des porte-clés
personnalisés pour offrir à leurs clients. Pour nous faire une démonstration il
nous emmena dans le tabac d’en bas. Il était équipé d’un grand classeur dans
lequel étaient placés toutes sortes de modèles, et d’une valise complètement
remplie. On le suivit, curieux de voir comment il s’y prenait. Arrivé dans le
tabac, il s’adressa à la caissière :
« Bonjour Madame, Monsieur H. de
la société E.,
je viens
vous proposer…Bla bla bla… »
Sans discuter la dame en pris 100. Une fois remontés dans
l’appartement :
« Vous avez vu ? C’est facile. Si vous aviez passé
cette commande vous auriez gagné… (je ne me souviens pas de la somme mais elle
était rondelette) et ça a pris 10 minutes. Si vous prospectez, une rue
commerçante, faites le calcul de ce que vous pouvez gagner en une
journée… » On a fait, chacun dans notre tête, un calcul difficile mais on
était motivé :
« Il y a 6 fois 10 minutes en 1 heure, donc 6 ventes.
En estimant à 1 minute le temps d’aller d’un magasin à un autre, on retire
combien….Euh, je recommence… ».
Au bout d’un certain temps on n’y était pas vraiment arrivé
mais les sommes approximatives qui sortaient de nos calculatrices mentales
étaient vertigineuses, pour nous.
On accepta avec joie, le monsieur ne nous faisait plus rire
du tout et on se disait que si lui en avait vendu 100 en 10 minutes, nous,
les beaux jeunes gens, on en vendrait bien 500 en 5 minutes. Nous étions
enfin riches !
Nous voilà donc partis tous les deux à Versailles avec
classeur et valise, dans ma fameuse 203 Peugeot.
On choisit la rue la plus commerçante, parce qu’on était
malin. Nous sommes entrés dans la première boutique, parce qu’on était
organisé, mais aussi parce que la dame était belle, on était sûr de notre
séduction. Juste avant, nous avions mis au point une stratégie. L’un entrait
les mains vides, nous présentait, et l’autre surgissait de derrière avec les
échantillons.
« Bla, bla bla… regardez comme il y en a, comme ils
sont beaux, ça serait bien pour vous, pour donner à vos clients… pardon (une
cliente était entrée), le visage fermé de la vendeuse s’était illuminé. Nous on
attendait dans un coin, regardant distraitement les flacons de parfum, pour
faire contenance.
« Au revoir, madame, donc vous voulez bien quelques
porte-clés, celui-là serait bien, il est chic et élégant… » (on essayait
de refaire la démonstration de notre patron).
« Non merci. »
« Ah bon. »
Alors, sans insister et en s’excusant, nous rangeâmes notre
quincaillerie étalée sur le comptoir pendant que la dame téléphonait en
regardant ailleurs.
Dehors, on fit le point. Après quelques insultes échangées,
tout bas entre nous, sur la méchanceté et la petite vertu de cette dame, pas si
belle dans le fond, on s’est dit qu’il fallait insister, être de vrais vendeurs
comme ceux qui venaient sonner à nos portes et dont on n’arrivait pas à se
débarrasser.
Deuxième magasin, échec, le troisième aussi :
« Repassez plus tard la patronne n’est pas là… » Comme on ne notait
rien on ne savait même plus où il fallait revenir, alors on revenait dans une
boutique d’où on s’était déjà fait congédier une heure plus tôt.
Voyant que ça ne marchait pas, on devenait de moins en moins
sérieux et celui qui entrait et parlait pour deux se retrouvait seul lorsque
après la présentation, il se retournait pour laisser la place à l’autre. La
journée finie nous n’avions rien vendu.
En dressant notre triste bilan, assis dans la 203, les
contraventions de la journée étalées sur le tableau de bord, on s’est dit que
Versailles n’était pas un bon choix. Il fallait aller dans des quartiers
populaires, là où les gens sont plus simples, plus généreux, plus sympa et
surtout plus intelligents.
Le deuxième jour fut identique. Le calcul des contraventions
était plus facile et plus rapide à faire, même s’il y en avait beaucoup, que le
laborieux calcul des richesses du jour de notre embauche. De toute façon, même
sans être forts en maths, on voyait bien que l’un était très positif et l’autre
encore plus négatif.
Nous abandonnâmes donc notre nouveau métier, rendîmes,
piteux, les portes-clés à l’homme qui nous faisait de moins en moins rire. On
l’enviait, il nous agaçait même avec son air désolé pour nous. Il nous demanda
de choisir chacun un porte-clé et nous remercia.
Je ne sais pas si on en a tiré quelques leçons mais on
aurait dû se dire qu’il valait mieux parfois être efficaces que malins. Sa
fille était triste mais pas très étonnée de notre échec. En fait elle préférait
ça, pour elle on était des artistes et c’était mieux. Maigre consolation.