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Tant que je me souviens...
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27 juin 2007

Djibouti3

Petit à petit la vie s’installa. Je découvrais les personnalités de mes nouveaux amis. Tous chaleureux comme le sont, finalement, la plupart des expatriés ne pouvant se permettrent l’exigence de la sélection, au vu du faible potentiel du cheptel d’Européens. Il est drôle de réaliser combien on se comporte différemment, d’un lieu à un autre, suivant les choix humains qui nous sont donnés. C’est la quantité qui fait la différence. De plus, tous les représentants de la métropole (je dis métropole mais je devrais dire la France car même si le TFAI était un Territoire Français il n’avait vraiment rien à voir avec la France) tous les représentants, de l’instituteur au directeur de cabinet du Haut Commissaire ou du Président vivaient à peu près sur le même pied. Les salaires triplés de la métropole offraient une vie très confortable dans ce pays désolé.
Si on le souhaitait, et on le souhaitait, on n’était jamais seul.  Il y avait toujours un dîner, une soirée chez l’un ou chez l’autre, en short et chemisette pour les hommes et en robe habillée chez les femmes, dans une atmosphère de totale insouciance. Les discussions tournaient autour de la vie politique locale, des petits tracas ménagers ou administratifs. Chacun y allait de son effet en annonçant une rumeur ou une information politique. Certains savaient tout, d’autres croyaient tout savoir et comme l’information circulait de bouche à oreille le retour de sa propre nouvelle, annoncée quelques jours plus tôt, n’avait plus rien à voir avec l’originale.
En fait, je crois que beaucoup passaient le temps, quelques années à économiser pour, de retour chez eux, s’acheter l’appartement ou le pavillon qu’ils n’auraient jamais pu espérer avec leur salaire métropolitain. Il y avait les mordus de l’Outre-Mer, soit ceux qui aimaient ce pouvoir seigneurial sur les petites gens dépendantes d’eux, soit ceux qui en avait fait leur carrière : les administrateurs de la France d’Outre-Mer. Ces derniers racontaient sans arrêt leur passé glorieux quand le Français colonial avait un vrai un pouvoir et tenait bien les reconnaissantes populations « asservies ». La parole devenait de plus en plus pâteuse au fur et à mesure que la soirée avançait, les yeux rougissaient sous l’émotion des souvenirs ou la quantité de whisky avalée et les vaisseaux des nez éclataient, inexorablement.
Les femmes étaient belles, ou plutôt on finissait par les trouver belles, bronzées et oisives et surtout très intéressées par tout nouvel arrivant. Le cercle humain étant limité, les histoires conjugales ou plutôt extraconjugales allaient bon train. Ca aussi c’était un des sujets de discussion préféré. La prostitution, elle aussi,  allait bon train bien sûr dans cet univers de militaires et d’expatriés célibataires. Ou mariés… Il y avait des petits bars sordides éclairés au néon de toutes les couleurs dans lesquels on retrouvait des légionnaires en uniforme mêlés à quelques représentants de l’administration, tout ce monde vautré sur des coussins douteux, entouré de jeunes filles à moitié ivres de bière et de whisky. Tout ça peut choquer et paraître sinistre mais ça faisait partie de la vie à Djibouti.

Mon travail consistait essentiellement à recevoir les journalistes qui couvraient la Corne de l’Afrique et s’intéressaient à cette partie explosive du monde. Ils venaient de partout même de Chine car l’indépendance étant prévue pour le mois de juillet (j’étais arrivé en janvier) les gouvernements du monde entier avaient une visée plus ou moins affichée sur ce futur pays libre. Il y avait aussi la guerre de l’Ogaden, un territoire Ethiopien à la frontière de Djibouti, un vrai pugilat entre Ethiopiens et Somaliens. Les 30 millions d’Ethiopiens fournissaient une réserve inépuisable de chair à canon aux 3 millions de Somaliens, mieux équipés militairement par l’Union Soviétique. L’Ethiopie était dirigée par un fou, Menghistu Haïlé Mariam. Ce petit colonel avait pris le pouvoir après la destitution du Négus, qu’il a d’ailleurs exécuté au pistolet dans sa cellule, et faisait régner la terreur partout dans son pays. Il abattait ses ministres en plein conseil, demandait aux familles des centaines d’étudiants tués lors de manifestations de payer les balles restées dans les corps de leurs enfants pour avoir le droit de récupérer les corps, faisait embarquer les paysans dans des camions militaires pour les jeter dans les combats avec les Somaliens. On en apprenait tous les jours, en grande partie parce que d’immenses camps de réfugiés avaient été installés sur le Territoire de Djibouti.
La presse française ne parlait que très peu de ces exactions car le président éthiopien était un marxiste soutenu par l’Union Soviétique et Cuba (lâcheurs de la Somalie) et qu’à l’époque, en 1977, cette Union Soviétique avait encore bonne presse chez nous. Dans le journal Le Monde et Libération surtout. Toute information contraire à l’action pacifique et bienfaitrice de la bonne Union Soviétique et de sa valeureuse alliée Cuba en faveur des pays opprimés par nous les coloniaux, ne pouvait être que de l’intoxication venant des impérialistes, dont j’étais un des représentants. Le massacre des étudiants de 1977 n’a fait que quelques lignes dans Le Monde…
J’avais reçu un envoyé de Libération. Bien obligé de me rencontrer pour obtenir les autorisations de circuler il était venu me voir, méfiant et mal aimable. A ma question :
- Bonjour, comment ça va ?
- Pourquoi ça n’irait pas ?
Bref, ses autorisations en poche je ne l’ai plus revu. Il est allé faire ses investigations dans les quartiers, auprès d’informateurs mystérieux, ses contacts bien à lui, sûrs et objectifs. Résultat : une première page dans Libé complètement farfelue, n’ayant rien à voir avec la réalité du moment. Il avait été intoxiqué par ses informateurs mais peu importe c’était sûrement ce qu’il avait envie d’entendre.
C’est à Djibouti que j’ai appris comment fonctionnaient les journalistes tiraillés entre leurs convictions, les faits, et les exigences de leurs rédactions. J’ai entendu un rédacteur en chef aboyer après son envoyé spécial parce qu’il n’avait rien d’intéressant à raconter. Il fallait qu’il trouve quelque chose, qu’il se débrouille, les frais de mission étaient trop importants pour rentrer sans rien ! Alors le journaliste allait chercher et finissait bien par trouver une information inventée de toute pièce par celui à qui il avait donné quelques sous pour se confier librement. Il suffit d’imaginer la bousculade lorsqu’on fait savoir dans un quartier misérable qu’il est possible de gagner une belle somme d’argent pour informer le consciencieux reporteur.
Les journalistes français étaient exigeants, et surtout ceux de la presse télévisée. Vedettes en France, ils débarquaient plein d’assurance et s’adressaient à moi sur un ton autoritaire. En résumé :
- Je suis venu me fourvoyer dans ce trou à rat (personnellement je n’avais jamais vu de rat mais des vaches squelettiques qui mangeaient des cartons à tous les coins de rues), vous avez de la chance de me rencontrer, je n’ai pas de temps à perdre, amenez-moi au Président pour une interview sur la tentative d’attentat… -
- Quelle tentative d’attentat ?
- Bon, je vois. Nos informateurs nous ont dit qu’il y avait eu une tentative pour assassiner le Président…
- Je ne suis pas au courant…
Alors, le journaliste vedette me quittait furieux, escorté par son imposante équipe. Il finissait bien par trouver quelqu’un qui avait tout vu. La rédaction était contente et lui et son équipe pourraient mieux justifier des importants frais de missions et avantages financiers qu’ils allaient tirer de ce beau scoop. D’ailleurs, souvent les rédactions doutaient de l’exactitude des informations mais comme il fallait bien diffuser quelque chose, toujours pour justifier les frais, on transformait : « le Président a été victime d’un attentat… » par : « Selon certaines sources le Président aurait été victime d’un attentat. Aucune confirmation ni démenti n’a été communiqué par les autorités locales…». Comme ça c’était bon et sans danger. Et puis les importants frais de missions, salaires triplés plus les primes, remboursements gonflés des frais de restaurants par un restaurateur habitué, étaient parfaitement justifiés.
En fait, pour comprendre ce qui rendait mon travail difficile, il faut  rappeler qu’on était au milieu de la présidence de Valery Giscard d’Estaing. Mitterrand et son armée de socialistes trépignaient dehors. La gauche était immense, sympathisante de l’Union Soviétique, brandissant Castro et Che Guevara  pour représenter la liberté et le courage. La droite mourante n’avait plus de ressort, elle était devenue ringarde, pitoyable. L’Afrique était le symbole de tout ça. La coopération française était vue comme la copie conforme du colonialisme et ce qu’on entendait à paris c’était : « l’Afrique aux Africains ! »  C’était facile à dire et moins facile à faire mais bon les choses évoluaient comme cela.
Les journaux s’étaient engagés dans le combat d’idées. Pour eux, l’information objective était primordiale mais celle qu’ils privilégiaient quand même c’était la bonne information, celle qui allait dans le courant de l’Histoire.
Bien sûr Djibouti restant le seul pays non indépendant d’Afrique, les idéaux s’exprimaient à tout va et moi j’étais celui qu’on avait délégué à l’intoxication. Si seulement on m’avait délégué quelque chose ! Je me serais senti plus à l’aise… Mais bon, je me dépatouillais et improvisais du mieux que je pouvais. Les journalistes étrangers, eux, étaient calmes et lucides. Ils venaient faire leur travail tout simplement, récoltaient les sons de cloches, attendaient patiemment leur tour et remerciaient poliment.
Dans cette ambiance, la date de l’indépendance approchait. Il fallait commencer les préparatifs et là ce fut particulièrement pittoresque…

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Commentaires
G
salut , <br /> dit super ton blog et surtout<br /> les com sur djibouti (TFAI)<br /> bonne continuation et bravo !
Tant que je me souviens...
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