En 1968
En 1968 j’avais donc 24 ans. C’était l’époque où je jouais
du piano dans ma formation New Orleans : « le Canal Street
Band ». (Voir
Mon copain Alain habitait maintenant dans un petit appartement de 2 pièces, rue Quinault dans le 15ème arrondissement de Paris.
On se disait parfois que nos vies familiales avaient des similitudes : deux mères seules, deux frères, deux grands-mères bien présentes installées chez nos mères, donc chez nous dans de petits quatre pièces à loyers modérés. Sa grand-mère aussi avait un fort accent mais plutôt de St Etienne, elle roulait les rrr.. Elle n’aimait pas, bien sûr, les nouveaux chanteurs que nous, nous adorions. Elle appelait Hugues Aufray : « la Gaufrette », les yeux au ciel, l’air consterné.
La rue Quinault était donc pour nous un refuge en dehors des appartements de nos mères. C’était la liberté de vivre comme on le voulait sans les contraintes et les classiques obligations familiales. On y recevait, bien sûr, nos copines. L’appartement était sous les toits, au 6ème étage. Un soir, j’y étais monté avec une jeune fille que je venais de rencontrer. La clef n’était pas sous le paillasson ! Grosse déception. Ma copine ne s’est pas démontée. Elle était acrobate dans un cirque. Sans hésiter, elle a escaladé le mur du palier, ne s’accrochant à rien, et a atteint, telle une mouche, le vasistas du plafond, l’a ouvert d’une main et a disparu sur les toits. Une minute après la porte s’ouvrait. J’étais soufflé, bluffé ! Et, heureux…
Il fallait évidemment passer des auditions chez Georges, à l’Ecluse, à la Contrescarpe…
Georges avait bien voulu essayer… Son café était très à
Le soir de la première « scène » d’Alain, énorme trac. On est arrivés rue des Cannettes et au lieu d’entrer directement dans le café, Alain a caché sa guitare dans une porte cochère et est allé voir, « incognito », à quoi ressemblait l’ambiance ; puis il est enfin entré dans le cirque enfumé, s’est assis sur le haut tabouret et a chanté. Succès moyen mais au moins il avait, pour la première fois, chanté en public et touché son premier cachet.
Symboliquement il était devenu chanteur professionnel.
Ensuite se sont succédées les auditions avec plus ou moins
de réussite. On avait vu dans un journal qu’une maison de disque recherchait de
jeunes talents avec un disque à
Le jour de l’audition, nous avons fait la queue sur le
trottoir avec les autres candidats, guitares à
A notre tour, nous sommes entrés dans le studio
d’enregistrement. Derrière la vitre un type plutôt jeune, directeur artistique,
nous accueillit les pieds sur la console presque allongé sur son fauteuil à
bascule. Visiblement, il s’ennuyait énormément. A travers le micro il nous dit
d’y aller. Je m’installe au piano, Alain sort sa guitare et se met à chanter.
Très vite il est interrompu par la voix du type qui nous fait signe de le
rejoindre. Sans se lever il lance à Alain : « Gâtez votre
voix ». Ce fut tout. Et on est repartis déçus et humiliés par le
comportement de ce type. Pas de disque, plus de carrière. C’était mal barré.
On a insisté et comme parfois dans ce cas là, petit à petit on est arrivés à nos fins. Leurs parents leur avaient acheté un appartement dans le 20ème arrondissement. On s’est donc installés tous les quatre et avons vécu ainsi une vie tumultueuse pendant 2 ans.
Alain et elles avaient créé un trio : « Marie,
Anne et Julien ». Ils trouvaient
que Marie sonnait mieux que Carole et Julien mieux qu’Alain, pour
Peintres en bâtiments amateurs, on barbouillait des
appartements pour pas cher avec un troisième copain, Bernard. Rencontré dans le
cours privé de la rue des Martyrs il nous avait plu car rebelle, complètement
absent de l’école et dégageant une force que nous n’avions pas. Il était
sportif, champion de France junior de gymnastique, il nous faisait des
exhibitions qui nous bluffaient. Il était drôle mais vite énervé : il ne
supportait pas
Il habitait chez ses parents près du cours dans le 9ème.
Son père, gynécologue, était lui aussi une force de
Un jour, après le Bac où il ne s’est d’ailleurs pas
présenté, Bernard est parti définitivement de Paris pour s’installer près d’un
des demi-frères d’Alain, guide de haute montagne, qui habitait aux Houches en
Haute Savoie. Il voulait, lui aussi, devenir guide. Mais voilà il n’était pour
ainsi dire jamais allé à
Après quelques années, il s’est reconverti en professeur de ski et même professeur des moniteurs de ski ! Maintenant, il est titularisé par l’Education Nationale et a une responsabilité importante dans la vie des sports de neige locale. Un parcours incroyable !
Un jour, les parents d’un copain d’école nous ont envoyés repeindre une salle de bain dans leur maison de campagne près de Paris. Ces gens nous aimaient beaucoup, la mère surtout, que l’on distrayait et faisait rire avec nos clowneries. Ils habitaient un appartement somptueux à deux étages dans le 16ème. On aimait y aller et chanter, avec la guitare et le piano à queue. On y organisait même des fêtes avec le fils de la maison quand les parents n’étaient pas là. C’était démesuré surtout pour nous qui ne connaissions que les appartements modestes de nos mères. Les filles du quartier étaient belles et élégantes même à nos ages. Tout ça était artificiel mais tellement beau !
Nous sommes donc partis peindre, notre acompte en poche. La maison de campagne était sous la neige, bien chauffée, meublée de belles choses, une cave à vin bien remplie, beaucoup de whisky et de Coca Cola. On s’est installés pour huit jours.
Nous sommes allés à Rambouillet faire les courses et essayer de trouver quelque compagnie…
Dans le supermarché, nous avons acheté nos provisions et aux
caisses avons regardé… les caissières. Il me vient une idée : je me penche
vers notre caissière et dans l’oreille lui demande si elle ne voulait pas venir
passer la soirée dans la maison… bla bla bla… et surtout si elle n’aurait pas
une copine jolie… bla, bla, bla… Et là j’assiste à quelque chose d’incroyable :
elle hoche la tête, se lève et va vers ses collègues caissières une par une.
Elle leur parle à l’oreille, les caissières nous regardent et font oui de
Les jours passaient et on ne peignait pas.
L’avant-dernier jour, on décide de s’y mettre. On retourne
au super marché pour acheter
Nous sommes rentrés avec la peinture achetée ailleurs et
avons commencé à faire
Rien, légèrement moins blanc. Nous retournons à Rambouillet (10 kms) et achetons un gros tube de colorant. Nous délayons. Bleu légèrement plus bleu. Nous retournons à Rambouillet et achetons plein de gros tubes. Enfin, la peinture devient bleu Roi.
Et nous peignons, la nuit, après le « dîner » et quelques whisky Coca. La laque est passée directement sur la vieille peinture, sans préparation mais comme c’était une ancienne laque sans fissures… Arrivés à la porte, plus de peinture ! On a eu beau tirer et étirer ce qui restait au fond du fût, impossible de finir et bien entendu impossible de retrouver la teinte, d’ailleurs, il ne nous en restait plus.
On a laissé un gros manque derrière la porte, en se disant que la porte ouverte il ne se voyait pas… Et puis on était fatigués. Le lendemain, première chose, aller voir le résultat de l’ensemble. Pas si mal ! Peut-être pas assez couvert, mais avec une seule couche il ne fallait pas s’attendre à autre chose. Bon, est-ce sec ? Je passe délicatement un doigt sur la peinture et là elle part en poudre ! On avait tellement mis de colorant à base d’eau dans de la peinture glycérophtalique qu’il avait dû se produire une réaction qui l’avait dénaturée. Alors on s’est mis à souffler sur les murs. Des nuages bleus remplissaient la pièce et nous recouvraient. On était tout bleus ! Et plus on était bleus plus on soufflait et plus on rigolait, une énorme rigolade ! Mais comme il fallait rentrer on n’avait plus la possibilité de faire quoi que se soit pour réparer ce désastre. On était terriblement embêtés. Comment annoncer la nouvelle à cette dame ? On comptait y retourner pour refaire le travail, proprement cette fois, mais on avait honte. On laissait passer les jours sans oser l’appeler sachant que comme c’était l’hiver elle n’irait pas avant quelques mois dans sa maison. Cela nous laissait un peu de répit. Mais très vite, son fils nous dit qu’elle voulait nous voir. Panique générale ! On s’est rendu dans le somptueux appartement, morts de trac. La dame était assise dans son canapé et en voyant les deux coupables a éclaté de rire :
« Je suis allée hier dans la maison, c’était incroyable… la salle de bains… de la poudre… ha ! ha ! ha! »
On était sidérés, on ne s’attendait pas à ça. Alors on a ri avec elle puis commencé à lui dire que nous allions, très vite, y retourner, mais elle nous a interrompu pour nous annoncer qu’elle avait déjà contacté un peintre professionnel. On était encore plus gênés, on s’empatouillait dans des explications, on protestait, on lui dit que nous allions la rembourser de l’acompte qu’elle nous avait versé. Mais là on l’a choquée. Pas question ! En fait, pour elle, elle nous avait en quelque sorte offert des vacances. Elle était vraiment formidable…
Comme la passion d’Alain était la chanson, il me faisait découvrir ses chanteurs modèles surtout Brel et Ferré. On est allé voir Brel à l’Olympia. Quel moment ! Des chansons fortes, une présence inouïe, accompagné par l’orchestre de Gérard Jouannest, son fantastique pianiste compositeur. Nous étions là lors des adieux de Brel en 1966, sa dernière scène, où il a chanté pour la première et dernière fois, il me semble, Amsterdam. Un triomphe, du délire je ne sais plus combien de rappels, mais c’était interminable, Brel revenait, à la fin, en peignoir, il avait eu le temps de prendre sa douche, on était toujours là à l’ovationner, les gens criaient : « Merci !» C’était incroyable !
Brel était un révolté qui mettait à mal la bêtise humaine, Léo Ferré, lui aussi était un chanteur engagé et contestataire mais politique, un anarchiste, un anar comme il disait.
Il existait déjà le Monde Libertaire, un journal anarchiste grand porte-parole de la contestation du moment dont le slogan est : « Ni Dieu Ni Maître» Un soir de mai 68, mois comme les autres, année comme les autres, nous sommes allés au Palais de la Mutualité, Bd St-Germain, pour voir Léo Ferré à un concert organisé par Le Monde Libertaire.
Cette soirée, nous ne le savions évidemment pas ni personne
d’ailleurs, allait mettre le feu aux poudres. La « révolution » avait
déjà commencée chez les étudiants qui occupaient les Universités, les ouvriers
solidaires en grève mais tout ça ne ressemblait qu’à un gros bazar désordonné,
un mouvement d’intellectuels qui s’affirmaient publiquement et sans profondes
conséquences. Erreur ! Si la révolution politique n’a été qu’un pétard
mouillé car elle s’est finalement terminée par le retour en force de la droite
majoritaire, elle a bouleversé profondément
Mai
Mais tout ça, ce soir de mai, nous n’en avions pas le moindre pressentiment. On assistait, presque amusés, à ce début d’agitation, pénurie d’essence, difficulté d’approvisionnement des magasins, bref, ça ne nous concernait pas.
La salle de la Mutualité était bourrée à craquer et bruyante. Léo Ferré a déclenché une hystérie inimaginable. A chacune de ses paroles, ou presque, les gens hurlaient.
Il chantait : « Les Anarchistes », ça tombait bien. A la fin du concert une femme assez déguenillée, en basket et les cheveux gras, sûrement une interprète du mouvement féministe, est montée sur scène et à hurlé dans le micro : « Camarades, tous sur les barricades ! ». Alors dans un hurlement général la salle s’est vidée et on est restés tous les deux à attendre qu’il n’y ait plus personne, assez angoissés par cette folie collective. Nous, on était juste venus écouter Léo Ferré.
Lorsque l’on est sortis le Bd St Germain était en train de se transformer en champ de bataille. Des centaines de jeunes déchaînés arrachaient les pavés, construisaient des barricades avec tout ce qu’ils trouvaient, des chaises de bistrots restées dehors, des grilles de platanes, des bancs publics… Et ils commençaient à brûler des voitures. C’était impressionnant, ça faisait même plutôt peur. J’avais acheté 400 Frs une 203 chez un garagiste de Normandie, un peu plus loin. Dans quel état allais-je la retrouver ? Elle était bien à sa place et nous sommes partis pour rentrer chez nous. Sauf que certaines rues étaient barrées. Alors il fallait faire demi tour et essayer de trouver un passage pour quitter ce Quartier Latin en folie. N’y arrivant pas, je me suis arrêté devant une barricade, suis descendu et l’ai démonté, en partie, pour passer, sous les regards médusés des « combattants ».
On a enfin pu rentrer, soulagés. Je crois que ce qui nous dérangeait le plus dans tout ça c’était la haine et la violence, surtout qu’on ne comprenait pas ce qui les justifiait à ce point.
Les jours et semaines qui ont suivi ont été démentes. Alors on a pris deux vélos et on est partis à 100 kms de Paris, dans la maison de campagne des parents d’un de nos copains qui, lui aussi, s’était mis à l’écart. Je me souviens que lorsque l’on passait à côté des stations services, de longues queues de voitures attendaient les quelques gouttes d’essence qu’il restait. Ça nous rassurait de ne pas être dépendants de ça.