Les années 60
Le quotidien à Levallois, pour un garçon de 14 ans, se résumait à «
traîner » dans les rues, marcher longtemps pour sonner à la porte d’un
copain absent, essayer d’apercevoir une fille, la fixer et vite
détourner les yeux à son premier regard, aller au cinéma du quartier, «
pousser » jusqu’à la Seine grise, jouer au flipper au café du coin dans
une odeur de vin ordinaire, l’unique boisson des gens au bistrot.
A 19 h, heure du début des émissions, j’allumais notre téléviseur noir
et blanc équipé de gros boutons pour la mise en marche et les réglages
et regardais Thierry la Fronde et Ivanhoé avec Roger Moore tout jeune
en Chevalier du Roi Arthur.
Les programmes étaient sérieux, je ne me
souviens pas très bien mais c’étaient plutôt du théâtre classique, une
grosse émission « 5 Colonnes à la Une » sur les problèmes que nous
posaient les autochtones d’Algérie qui avaient la prétention de vouloir
nous chasser de chez nous, encore un coup des communistes… On y voyait
nos braves soldats et nos policiers rétablir l’ordre, mater les
rébellions dans les campagnes et exhiber les « terroristes » vaincus.
Les Algériens, entassés dans des bidonvilles, qu’on avait fait venir en
métropole pour construire les grands ensembles de la banlieue
parisienne, rasaient les murs ; nos parents les craignaient car,
prétendaient-ils, ils avaient le coup de couteau facile.
Les pionniers de la télévision inventaient des émissions et ils le
faisaient avec beaucoup de talent et d’imagination. L’une d’entre elles
s’appelait « l’Ecole des Vedettes ». Le principe était de faire
parrainer par une star du moment un jeune chanteur ou une jeune
chanteuse. Je n’ai pas le souvenir d’avoir été enthousiasmé par ces
espoirs sauf le jour où Line Renaud présenta son filleul : Johnny
Hallyday. 17 ans, habillé en paillettes, très souriant et présenté,
avec des petits rires par sa marraine et l’animatrice de l’émission,
comme un jeune qui ne savait dire que oui et non. Lui, souriait, gêné
et intimidé, et ne sachant pas quoi répondre aux questions sauf
effectivement oui et non subissait cette moquerie visiblement content
quand même d’être là. Et il chanta, ce fut une révélation pour moi, et
pour beaucoup d’autres. Ce jeune présenté comme un nigaud, qu’on était
tous devant les adultes qui ne nous apprenaient rien, se déchaînait en
dégageant une vraie force et une énergie inattendues. Il chantait Killy
Watch, chanson idiote dira Yves Montand mais tellement faite pour nous,
et on s’est tout de suite identifiés à lui : ce qu’on a appelé les
années 60 ont dû commencer ce jour là.
Très vite d’autres ont suivi, Les Chaussettes Noires en smoking et
brushing, autre style moins déhanché, plus stylé et moins nerveux. Les
Chats Sauvages, Dany Boy et ses Pénitents et d’autres, finalement
très peu mais qui commençaient à remplir les ondes de RTL et Europe 1
pour ma plus grande joie. Je descendais le plus souvent possible au
café pour écouter Killy Watch et Souvenirs Souvenirs dans le Juke Box,
nouvelle machine magique qui venait d’être installée. Ces groupes
s’inspiraient des chanteurs américains, Elvis Presley, Little Richard,
Bill Haley et interprétaient leurs chansons tout simplement traduites
en français donc ridicules mais on en avait ententdu d’autres chez les
chanteurs de charme. Ce serait aujourd’hui commercialement voué à
l’échec mais, à l’époque, cela devait nous les rapprocher et nous les
rendre accessibles.
Bien sûr les parents détestaient, critiquaient,
interdisaient, mais ils avaient perdu d’avance, la machine était en
route. Pour la première fois des jeunes avaient leur propre style et
qui, arrivant par les airs, ne pouvait être contrôlé ni arrêté.
Dans le
17ème arrondissement, mitoyen de Levallois, étaient installés « Les
Magasins Réunis », aujourd’hui une FNAC. Ce grand magasin avait un
rayon disques. Le responsable du rayon passait les nouveautés sur un
électrophone. Le jour où j’ai entendu What I Say de Ray Charles je
devins totalement fou. Je raclai mes poches et achetai le 45 tours.
Arrivé chez moi je le passai et le repassai sans cesse. Il y avait,
chez moi,
un piano dont je ne m’étais jamais servi sauf pour quelques cours
donnés par une mégère. J’essayai donc de jouer l’introduction de What I
Say avec 2 doigts. J’ai fini par y arriver puis avec la main gauche et
enfin l’accompagnement de la chanson avec les 2 mains. Cela a pris des
mois mais j’étais acharné. En quelques mois l’invasion du rock
américain et des adaptations françaises avait transformé notre vie.
Nous devenions autonomes des parents et de leurs goûts. Fini les
opérettes et les chanteurs mielleux ou « à voix ». Il n’y avait encore
pas si longtemps la chanson nous parvenait par des chanteurs des rues à
qui nous jetions des pièces ou à qui l’on achetait des partitions
d’Edith Piaf ou de Georges Guétary. C’était proche et loin à la fois.
Les radios avaient créé des émissions spécialement pour nous comme «
Salut les Copains », des concerts étaient donnés à l’Olympia par Johnny
et les autres, le rock explosait et nous émancipait. Parallèlement au
rock, le blues et ses dérivés, boogie et ragtime nous arrivaient aussi.
Le premier boogie que j’avais entendu venait d’un 45 tours que j’avais
eu je ne sais plus comment et que je voulais absolument jouer sur mon
piano nouvellement découvert grâce à Ray Charles. Nouvel acharnement
pour « attraper » l’accompagnement main gauche puis la main droite.
Petit à petit je me perfectionnais, essayais d’autres airs et
finalement me familiarisant avec l’instrument je commençais à me faire
réellement plaisir.
C’était le début…