Les malheurs de Léontine
Ma mère, discrètement car aucun n’est jamais venu à la maison, a certainement connu d’autres hommes après le départ de mon père. Sujet tabou…
A mon âge, je ne me posais pas de questions et n’avais aucune pensée sur ce que pouvait être la relation de ma mère avec ce monsieur qui nous avait emmenés en vacances. Peu importe.
Ce monsieur avait une 203. Il avait embarqué tout le monde le pauvre ; ma mère, bien sûr, ma grand-mère Léontine (fallait-il qu’il l’aime, ma mère), mon frère et moi.
Pour une femme on ferait n’importe quoi même ça !
Un matin nous voilà prêts pour la balade touristique en 203. J’aimais l’odeur mélangée d’essence et d’une autre indéfinissable qui devait, en fait, être celle de la sueur imprégnée dans les sièges en tissu…
Le chauffeur s’installe derrière le volant, normal, ma mère à côté de lui, normal, mon frère au milieu, normal car je voulais être contre la fenêtre, et Léontine de l’autre côté, logique sauf que…
Un portière claque, celle du chauffeur, une deuxième celle de ma mère, une troisième la mienne mais deux fois car je l’avais mal fermée. Donc pour le chauffeur les quatre portières avaient claqué et tout le monde était embarqué. Eh bien non, Léontine n’avait pas terminé sa difficile installation à cause de sa corpulence.
Et voilà que notre chauffeur démarre. Léontine avait la moitié du corps à l’extérieur. Le temps que, nous les enfants, nous réalisions que tout ça n’était pas normal et poussions les cris de circonstance, la voiture avait parcouru plusieurs mètres. Lorsque le chauffeur pila Léontine fut projetée sur le chemin et se retrouva sur le dos les bras en croix. Un grand malheur inespéré pour la pauvre femme écorchée gémissante, le chauffeur déconfit penché sur elle.
Lui qui voulait plaire…
Elle n’a rien eu de grave mais est restée mourante quelques jours.
Léontine était tout le temps malade, on n’a jamais su de quoi mais elle se plaignait sans arrêt, elle a donc réussi à convaincre ma mère que seul un pèlerinage à Lourdes pouvait la guérir.
Nous voilà partis en train pour un voyage interminable, assis sur des banquettes dures.
En route le train s’est arrêté dans une gare, pour la centième fois.
Léontine est descendue je ne sais pour quelle raison, certainement pour acheter des « sandeviches » comme elle les appelait, ses provisions n’ayant pas dû être suffisantes.
Le train est reparti sans elle et je le revois encore sur le quai marchant puis courant, enfin marchant plus vite, puis disparaître. Moi je criais : « Mémé ! ». C’était déchirant.
On est tous descendus à la gare suivante et avons attendu la malheureuse qui heureusement avait pris le train suivant, un autre omnibus, il y en avait beaucoup à l’époque. Je ne me souviens plus quand et comment nous sommes arrivés à Lourdes, peut être en car, il y en avait beaucoup à l’époque.
Lourdes ! Ville fascinante toute dévouée et consacrée à Dieu. Je prenais conscience de cette dévotion par la multitude d’objets vendus dans la multitude de boutiques consacrées à Dieu.
Il n’y avait que ça. Que ces gens étaient pieux !
Et puis il y avait les représentants de Dieu, ces cardinaux magnifiques et ces religieuses grises descendant de gigantesques limousines noires aux vitres fumées pour entrer dans de superbes maisons qui devaient appartenir à Dieu, personnellement. Les innombrables croyants regardaient avec respect voire crainte, ces superbes personnages rouges et noirs si proches de Dieu.
On a bien évidemment voulu visiter la basilique mais stop à l’entrée un représentant de Dieu, bizarrement habillé en civil, demande aux femmes de se couvrir la tête, excuses confondues de ma mère car elle n’avait, ni ma grand-mère, de foulard sur elle. Aucun problème, il a suffi d’en acheter au marchand de foulards que Dieu avait installé miraculeusement là.
Quelle providence ! Ils étaient chers ces foulards, d’après ma mère, mais qu’importe Dieu était satisfait et le gardien de l’entrée aussi.
On a beaucoup marché à Lourdes et sans s’ennuyer il faut dire que Dieu est partout, il faut payer souvent mais puisqu’il en a décidé ainsi…
La grotte miraculeuse a guéri Léontine de beaucoup de maladies. Ça c’était déjà bien et justifiait en grande partie les dépenses occasionnées par ce voyage.
Et on a encore marché, Léontine était tellement aux anges que regardant en l’air elle glisse soudain dans une bouche d’égout. Cris, panique, les gens se précipitent pour la dégager, pas les cardinaux ni les évêques pour ne pas se salir, c’était difficile car elle glissait et sa corpulence offrait des prises molles. Finalement la voilà allongée sur le trottoir gémissante encore une fois, se plaignant de son bras. Moi, excédé et fatigué par cette journée je lui dis :
« Alors, tu vois, tu viens à Lourdes pour guérir et tu tombes dans une bouche d’égout ! »
Elle m’a répondu, dans un souffle :
« Tu sais mon petit, si ça n’avait pas été à Lourdes je serais morte… »
Et là j’ai tout compris.